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Henri Peyre
Né en 1959
photographe
Beaux-Arts de Paris en peinture
webmaster de galerie-photo
ancien professeur de photographie
à l'Ecole des Beaux-Arts
de Nîmes

www.photographie-peinture.com
organise des stages photo
www.stage-photo.info


 

    

Esthétique contemporaine
du Paysage
en photographie

par Henri Peyre
 


Résumé :

La photographie de paysage est aujourd'hui autant un besoin social qu'une forme esthétique. On peut tenter de dresser un portrait-robot de l'esthétique contemporaine du paysage en photographie en synthétisant l'essentiel des pratiques des uns et des autres.

Le paysage pour le photographe amateur

Pour le photographe amateur, photographier le paysage est quelque chose d’assez vague et simple.
En général cela consiste à ne pas photographier en ville, c’est-à-dire à photographier quand on est à la campagne, à la mer ou à la montagne.

La plupart des gens sont aujourd’hui des urbains et reconnaissent dans ces lieux des destinations de vacances. Ils attendent de ce fait de ces lieux qu’ils soient plutôt le contraire de ce qu’ils supportent dans leur vie ordinaire : il faut qu’ils soient des lieux naturels, offrant d’immenses espaces dépeuplés, avec soit le temps ensoleillé et paradisiaque longtemps désiré pendant l’année au bureau, soit une météo traduisant de façon paroxystique la violence du naturel, avec des ciels de tempête, des vagues géantes, ou des brumes inquiétantes. C’est que la vie ordinaire n’est pas grandiose et l’ailleurs ardemment désiré doit cocher toutes les cases du contraire absolu.

En ce sens, le paysage se confond souvent avec la destination du voyage, pourvu que celle-ci témoigne conventionnellement de son originalité : mer lointaine, île de l’autre côté du monde, désert de glace ou de sable, toute destination estampillée depuis fort longtemps comme espace voué à l’explorateur.

Le monument historique porte sa valeur aussi, s’il est suffisamment connu pour annoncer de façon transparente l’éloignement de l’ailleurs à la vie ordinaire. Le Taj Mahal(1) est par exemple une destination rentable, à cet égard, pour le photographe amateur européen.

Pour nombre d’amateurs avertis, le beau paysage peut être aussi celui aux lumières étranges vu dans les pages d’un magazine de technique qui vante l’intérêt d’un appareil muni d’un capteur particulièrement sensible. La publicité technique peut ainsi jouer sur les buts des photographes.

Au total, le paysage qui déclenche l’envie de photographier est, comme on devait s’y attendre, non un paysage réel particulier, mais un paysage fantasmé, construit par avance, et qu’on cherche à retrouver sur le terrain. C’est la correspondance du terrain à une demande interne du photographe qui crée le paysage photographié.
 
On sait depuis longtemps qu’on ne voit de toute façon que les choses qu’on cherche à voir(2) ; il y a fort à penser que si Dieu lui-même venait visiter le croyant le plus déterminé sous la forme d’une sauterelle, ce dernier ne lui prêterait pas la moindre attention, s’attendant plutôt à voir un bonhomme barbu ressemblant de loin au Père Noël.

Le paysage photographié est ainsi le plus souvent l’expression codifiée par le photographe d’un idéal qu’il a ardemment envie de voir. Il est imaginé par avance, retrouvé et pieusement collecté dans le réel lors de circonstances particulières, et le succès de la photographie aux yeux du photographe est mesuré à la qualité de la coïncidence entre le modèle rêvé et ce que le terrain a offert.

Le paysage
pour le photographe professionnel

Le photographe professionnel ne fonctionne pas d’une façon très éloignée. Il vient sur le terrain avec un modèle qui n’est pas le rêve du bureaucrate urbain, simplement parce qu’il n’est pas un bureaucrate urbain. Son modèle reste malgré tout une sorte de vue idéalisée de ce que doit être le paysage qui le rendrait heureux.

Par exemple à un moment où la photographie doutait d’elle-même et où les photographes voulaient prouver qu’ils possédaient sur les peintres l’avantage définitif de l’objectivité documentaire, à la grande période en France de la DATAR(3), les photographes ont essayé de trouver sur le terrain des représentations objectives exprimant le mieux possible un idéal de neutralité dans la prise de vue, qui leur donnait à leurs propres yeux cette crédibilité opposable au peintre ou au photographe amateur. Cela a généré pas mal de photographies assez curieuses dans leur froideur bien artificielle.

Ce type de photographie prétendument objectif permettait également d’aller quêter des subventions des organismes publics s’occupant de l’aménagement du territoire, le photographe étant censé apporter au prix des plus grands efforts, et dans une ascèse encore plus héroïque que celle du moine, la plus-value d’un regard débarrassé de tout affect sur la partie du territoire délimitée par le commanditaire.

En réalité ces travaux, comme tous les autres, et après le style documentaire (4), sont frappés d’un biais de représentation majeur : la préoccupation principale du photographe est de rappeler à toute force sa propre objectivité au moyen du rassemblement d’un certain nombre de conventions, souvent reprises du style documentaire :
- Impersonnalité
- Frontalité
- Netteté
En suivant cet exemple, on pourrait dire que le photographe professionnel de paysage doit ajouter au cahier des charges de l’amateur les obligations ardentes de prouver qu’il a un talent spécifique d'extra-lucidité, qui rend son art respectable, et qui apporte à son client une forte plus-value.

Le paysage
pour le photographe artiste

En photographie artistique, le photographe cultivé (il en existe) aura naturellement tendance à privilégier la filiation avec la peinture en observant des règles de composition établies par les peintres, ou plus exactement, en accrochant son interprétation du paysage à quelques peintres célèbres qui ont fondé la notion même de paysage dans les arts visuels :
- Claude Gellée (5)
- Nicolas Poussin (6)
- Les impressionnistes de la période d’Argenteuil (7)
- Les fauves (8)

D'autres références sont naturellement possibles comme par exemple la référence au paysage flamand, modèle très ancien repris par Thierry Gieseler.

Le photographe contemporain peut au contraire, s’il ne manque pas d’instruction (cas rare) s’opposer consciemment aux canons de la peinture, pour jouer le révolté et l’antibourgeois. Cela a donné la grande vogue des paysages de banlieue et des non-lieux, dont l'origine plonge aux racines de la création photographique.(9)

Pratiques à photographier parce qu’ils étaient proches de la ville où résident les photographes, ces paysages proposent la plupart du temps en vide central, un grand nombre de détails choisis tout exprès pour leur manque d’intérêt ou de valeur, en opposition ricanante avec la peinture. Mais cette photographie avant tout réactionnaire (au sens de « en réaction » contre la peinture), n’a jamais contenu en elle-même ses propres buts, à la différence d’un art qui cherche le beau, et elle a quasi fini désormais de prospérer : les spectateurs contemporains sont eux-mêmes de plus en plus ignorants en peinture classique et tellement infantilisés par un art contemporain réduit à des poses de snobs autour de petits rébus ou d’insolences minuscules qu’ils n’ont plus aucun référent pour comprendre à quoi le photographe contemporain tentait de s’opposer avec ses banlieues désertes et dans quel lieu de l'histoire de la photographie ils pouvaient puiser la tradition de le faire.


L’art contemporain a enfin généralisé un type de paysage à caractère sociologique, qui correspond à ses ambitions d’être avant tout social et politique, support d’un engagement militant qui remplace la nécessité de la beauté. Pour être moderne il faut à l’heure actuelle porter un discours social qui soit clairement lisible à l’intérieur de la photographie : description de pratiques d’un groupe humain, habitudes culturales et vestimentaires rattachées à un lieu, intérêt manifeste pour le banal et le non-sens : c’est ce qui a fait dans le genre du portrait le succès de Martin Parr(10), suiveur appliqué de Nick Waplington(11). Dans ce genre d’image, l’utilisation du trait dévalorisant fonctionne en symétrie négatif de la suggestion du beau. L’activation des mêmes mécanismes que ceux de l’esthétique, quoiqu’en sens inverse, confère à l’image la séduction d'une révélation(12). Dans un genre moins dévalorisant, mais tout aussi sociologique, on pourrait, concernant pleinement le paysage, citer les paysages de photographes comme Jürgen Nefzger(13), Claude Belime (14) ou l'intéressant travail de Corinne Vionnet portant sur l'appréhension sociale des lieux célèbres, bien connu des habitués de ce site.

Esthétique du paysage contemporain

La notion de paysage en photographie paraît aujourd’hui concilier à la fois
- la citation de la peinture, la composition et la quête d’une forme de beauté classique bien codifiée,
-  la sensibilité aux pratiques sociales des groupes humains partiellement issue de l’impasse où est tombée une pratique contemporaine sevrée de la beauté, et
- des formes esthétiques naturellement opérantes dans l’œuvre en soi, comme nous les avons déjà présentées à plusieurs reprises sur ce site (15)

En image elle donnerait quelque chose qui pourrait, par exemple, ressembler à cette photographie que me prête ma fille Julia :

 

paysage contemporain 

   

Julia Peyre© – environs de Grenoble (2021).

 

La confusion de ces 3 moyens dans l'exemple photographique ci-dessus permet de réaliser une image qui illustre bien l'idée actuelle de paysage, puisqu’elle déclenche chez le spectateur l’adhésion à une forme ou une autre de ces paysages idéaux attendus par un désir présent tant chez le photographe amateur, que chez le photographe professionnel ou chez l’esthète. La recherche conjointe de dépaysement, d’objectivité, d’analyse sociale, d’adhésion /d’opposition à la peinture y trouve ainsi son meilleur compte et la photographie de paysage ainsi obtenue peut parler à un public extrêmement ouvert.

De là qu'une telle image, malgré sa banalité apparente et la simplicité de sa composition, semble porter une si grande profondeur et un si grand mystère qu'elle peut inciter à la regarder longtemps et à l'écouter résonner vertigineusement en nous.

 

Notes

(1) Taj Mahal : Monument de l'Uttar Pradesh, en Inde :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Taj_Mahal

(2) Nous profitons de cet article pour recommander une nouvelle fois l’Histoire de l’Art d’Ernst Gombrich dont j’ai eu la grande satisfaction de voir qu’elle était désormais utilisée il y a quelques années jusque dans les classes préparatoires scientifiques du Lycée Louis-le-Grand. Gombrich a lui-même été très influencé par la théorie de La Psychologie de la Forme de Wolfgang Köhler.

(3) DATAR : Délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale : voir sur Wikipedia.
Sur la DATAR, on pourra lire : La mission photographique de la Datar : Un laboratoire du paysage contemporain ou La Mission photographique de la DATAR. Nouvelles perspectives critiques

(4) Sur le style documentaire, lire l'incontournable livre d'Olivier Lugon : Le Style documentaire. D'August Sander à Walker Evans, 1920-1945. On pourra aussi se reporter à cette note de lecture sur galerie-photo (fichier pdf).

(5) Voir Claude Gellée sur Wikipedia

(6) Voir Nicolas Poussin sur Wikipedia

(7) Impressionisme d'Argenteuil : nous nommons librement ainsi une période très brève, pendant laquelle Monet, Sisley, Renoir ou Pissarro pouvaient fréquenter les mêmes lieux au bord de la Seine et dans toute l'Ile-de-France en pleine industrialisation et pratiquer un style de peinture quasi commun autour de sujets très proches. De très loin la plus belle période de l'impressionisme français, où une rigueur photographique de la représentation se conjugue à l'apport coloriste de peintres qui savent que la concurrence avec la photo ne peut se gagner que sur la perception aigüe des couleurs. Les deux principaux acteurs sont principalement Sisley et Monet de 1872 à 1876.
Tableaux célèbres : Monet, Argenteuil , Sisley, l'Inondation à Marly, Monet, le Bassin à Argenteuil, ou encore cet autre Monet, Argenteuil , Pissarro, l'Entrée du Village de Voisins , Sisley, le chemin de la machine à Louveciennes.
Cette période n'a incroyablement semble-t-il jamais frappé la critique au point de susciter un livre spécialement dédié. Il existe des livres sur cette période à Argenteuil précisément, mais pas de livre tâchant de réunir ces tableaux aux mêmes caractéristiques stylistiques : principalement modestie de la touche et justesse parfaite d'une lumière offerte sans effet (je remercie par avance tout lecteur qui voudra bien me détromper sur ce point).

(8) sur le fauvisme, voir Wikipedia.

(9) On peut par exemple voir cette tendance dans les paysages de Horric Lingenheld, ou, chez des aînés comme Claude Pauquet dans ce travail visible sur galerie-photo. Ces travaux sont dans la filiation de la photographie documentaire et de son goût pour la photographie vernaculaire, goût présent dès les premiers travaux d'Eugène Atget dont la prospérité est abondante.

(10) Sur Martin Parr

(11) Sur Nick Waplington, glorieux aîné à notre avis bien plus intéressant que Parr, une simple recherche google donne l'ambiance. Quelques livres sont disponibles mais à des prix spéculatifs, comme Living-Room ou, plus abordables, The Wedding ou Settlement.

(12) Voir la parenté entre le mécanisme du rire et la stupéfaction de la beauté sur galerie-photo ici :
https://galerie-photo.com/esthetique-jouissance-beau-comique.html

(13) Voir Jürgen Nefzger sur galerie-photo en
https://galerie-photo.com/jurgen-nefzger.html

(14)  Voir Claude Belime sur galerie-photo en https://www.galerie-photo.com/claude-belime.html

(15)  En particulier dans les articles suivants :
https://galerie-photo.com/robert-musil-esthetique.html  https://www.galerie-photo.com/oeuvre-art.html  
https://galerie-photo.com/photo-reportage-et-photographie-artistique.html
https://galerie-photo.com/oeuvre-art-marche-qualite.html

 

 

Dernière mise à jour: novembre 2021.

 

 

tous les textes sont publiés sous l'entière responsabilité de leurs auteurs
pour toute remarque concernant les articles, merci de contacter henri.peyre@(ntispam)phonem.fr

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