Esthétique contemporaine
du Paysage
en photographie
par Henri Peyre
Résumé :
La photographie de paysage est aujourd'hui autant
un besoin social qu'une forme esthétique. On peut tenter de dresser
un portrait-robot de l'esthétique contemporaine du paysage en
photographie en
synthétisant l'essentiel des pratiques des uns et des autres.
Le paysage pour le photographe amateur
Pour le photographe amateur, photographier le
paysage est quelque chose d’assez vague et simple.
En général cela consiste à ne pas photographier en ville,
c’est-à-dire à photographier quand on est à la campagne, à la mer ou
à la montagne.
La plupart des gens sont aujourd’hui des urbains
et reconnaissent dans ces lieux des destinations de vacances. Ils
attendent de ce fait de ces lieux qu’ils soient plutôt le contraire
de ce qu’ils supportent dans leur vie ordinaire : il faut qu’ils
soient des lieux naturels, offrant d’immenses espaces dépeuplés,
avec soit le temps ensoleillé et paradisiaque longtemps désiré
pendant l’année au bureau, soit une météo traduisant de façon
paroxystique la violence du naturel, avec des ciels de tempête, des
vagues géantes, ou des brumes inquiétantes. C’est que la vie
ordinaire n’est pas grandiose et l’ailleurs ardemment
désiré doit cocher toutes les cases du contraire absolu.
En ce sens, le paysage se confond souvent avec la
destination du voyage, pourvu que celle-ci témoigne
conventionnellement de son originalité : mer lointaine, île de
l’autre côté du monde, désert de glace ou de sable, toute
destination estampillée depuis fort longtemps comme espace voué à
l’explorateur.
Le monument historique porte sa valeur aussi, s’il
est suffisamment connu pour annoncer de façon transparente
l’éloignement de l’ailleurs à la vie ordinaire. Le Taj
Mahal(1) est par exemple une
destination rentable, à cet égard, pour le photographe amateur
européen.
Pour nombre d’amateurs avertis, le beau paysage
peut être aussi celui aux lumières étranges vu dans les pages d’un
magazine de technique qui vante l’intérêt d’un appareil muni d’un
capteur particulièrement sensible. La publicité technique peut ainsi
jouer sur les buts des photographes.
Au total, le paysage qui déclenche l’envie de
photographier est, comme on devait s’y attendre, non un paysage réel
particulier, mais un paysage fantasmé, construit par avance, et
qu’on cherche à retrouver sur le terrain. C’est la
correspondance du terrain à une demande interne du photographe qui
crée le paysage photographié.
On sait depuis longtemps qu’on ne voit de toute façon que les choses
qu’on cherche à voir(2) ; il y a fort à penser que si Dieu
lui-même venait visiter le croyant le plus déterminé sous la forme
d’une sauterelle, ce dernier ne lui prêterait pas la moindre
attention, s’attendant plutôt à voir un bonhomme barbu ressemblant
de loin au Père Noël.
Le paysage photographié est ainsi le plus souvent l’expression
codifiée par le photographe d’un idéal qu’il a ardemment envie de
voir. Il est imaginé par avance, retrouvé et pieusement collecté
dans le réel lors de circonstances particulières, et le succès de la
photographie aux yeux du photographe est mesuré à la qualité de la
coïncidence entre le modèle rêvé et ce que le terrain a offert.
Le paysage
pour le photographe professionnel
Le photographe professionnel ne fonctionne pas d’une façon très
éloignée. Il vient sur le terrain avec un modèle qui n’est pas le
rêve du bureaucrate urbain, simplement parce qu’il n’est pas un
bureaucrate urbain. Son modèle reste malgré tout une sorte de vue
idéalisée de ce que doit être le paysage qui le rendrait heureux.
Par exemple à un moment où la photographie doutait d’elle-même et où
les photographes voulaient prouver qu’ils possédaient sur les
peintres l’avantage définitif de l’objectivité documentaire, à la
grande période en France de la DATAR(3), les photographes ont essayé
de trouver sur le terrain des représentations objectives exprimant
le mieux possible un idéal de neutralité dans la prise de vue, qui
leur donnait à leurs propres yeux cette crédibilité opposable au
peintre ou au photographe amateur. Cela a généré pas mal de
photographies assez curieuses dans leur froideur bien artificielle.
Ce type de photographie prétendument objectif permettait également
d’aller quêter des subventions des organismes publics s’occupant de
l’aménagement du territoire, le photographe étant censé apporter au
prix des plus grands efforts, et dans une ascèse encore plus
héroïque que celle du moine, la plus-value d’un regard débarrassé de
tout affect sur la partie du territoire délimitée par le
commanditaire.
En réalité ces travaux, comme tous les autres, et après le
style
documentaire (4), sont frappés d’un biais de représentation majeur :
la préoccupation principale du photographe est de rappeler à toute
force sa propre objectivité au moyen du rassemblement d’un certain
nombre de conventions, souvent reprises du style documentaire :
- Impersonnalité
- Frontalité
- Netteté
En suivant cet exemple, on pourrait dire que le photographe
professionnel de paysage doit ajouter au cahier des charges de
l’amateur les obligations ardentes de prouver qu’il a un talent
spécifique d'extra-lucidité, qui rend son art respectable, et qui apporte à son client une forte
plus-value.
Le paysage
pour le photographe artiste
En photographie artistique, le photographe cultivé (il en existe)
aura naturellement tendance à privilégier la filiation avec la
peinture en observant des règles de composition établies par les
peintres, ou plus exactement, en accrochant son interprétation du
paysage à quelques peintres célèbres qui ont fondé la notion même de
paysage dans les arts visuels :
- Claude
Gellée (5)
- Nicolas Poussin (6)
- Les
impressionnistes de la période d’Argenteuil (7)
- Les fauves (8)
D'autres références sont naturellement possibles
comme par exemple la référence au paysage flamand, modèle très
ancien repris par
Thierry
Gieseler.
Le photographe contemporain peut au contraire, s’il ne manque
pas
d’instruction (cas rare) s’opposer consciemment aux canons de la peinture, pour
jouer le révolté et l’antibourgeois. Cela a donné la grande vogue
des paysages de banlieue et des non-lieux, dont l'origine plonge aux
racines de la création photographique.(9)
Pratiques à photographier
parce qu’ils étaient proches de la ville où résident les
photographes, ces paysages proposent la plupart du temps en vide
central, un grand nombre de détails choisis tout exprès pour leur
manque d’intérêt ou de valeur, en opposition ricanante avec la
peinture. Mais cette photographie avant tout réactionnaire (au sens
de « en réaction » contre la peinture), n’a jamais contenu en
elle-même ses propres buts, à la différence d’un art qui cherche le
beau, et elle a quasi fini désormais de prospérer : les spectateurs
contemporains sont eux-mêmes de plus en plus ignorants en peinture
classique et tellement infantilisés par un art contemporain réduit à
des poses de snobs autour de petits rébus ou d’insolences minuscules
qu’ils n’ont plus aucun référent pour comprendre à quoi le
photographe contemporain tentait de s’opposer avec ses banlieues
désertes et dans quel lieu de l'histoire de la photographie ils
pouvaient puiser la tradition de le faire.
L’art contemporain a enfin généralisé un type de paysage à caractère
sociologique, qui correspond à ses ambitions d’être avant tout
social et politique, support d’un engagement militant qui remplace
la nécessité de la beauté. Pour être moderne il faut à l’heure
actuelle porter un discours social qui soit clairement lisible à
l’intérieur de la photographie : description de pratiques d’un
groupe humain, habitudes culturales et vestimentaires rattachées à
un lieu, intérêt manifeste pour le banal et le non-sens : c’est ce
qui a fait dans le genre du portrait le succès de Martin Parr(10),
suiveur appliqué de Nick Waplington(11). Dans ce
genre d’image, l’utilisation du trait dévalorisant fonctionne en
symétrie négatif de la suggestion du beau. L’activation des mêmes
mécanismes que ceux de l’esthétique, quoiqu’en sens inverse, confère
à l’image la séduction d'une révélation(12). Dans
un genre moins dévalorisant, mais tout aussi sociologique, on
pourrait, concernant pleinement le paysage, citer les paysages de
photographes comme Jürgen Nefzger(13), Claude Belime (14)
ou l'intéressant travail de
Corinne Vionnet
portant sur l'appréhension sociale des lieux célèbres, bien connu
des habitués de ce site.
Esthétique du paysage contemporain
La notion de paysage en photographie paraît aujourd’hui concilier à la fois
- la citation de la peinture, la composition et la quête d’une forme de beauté classique bien
codifiée,
- la sensibilité aux pratiques sociales des groupes humains
partiellement issue de l’impasse où est tombée une pratique contemporaine sevrée
de la beauté, et
- des formes esthétiques naturellement opérantes dans
l’œuvre en soi, comme nous les avons déjà présentées à plusieurs
reprises sur ce
site (15)
En image elle donnerait quelque chose qui pourrait, par exemple,
ressembler à cette photographie que me prête ma fille Julia :
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