Esthétique :
jouissance comique
et jouissance du beau
par Henri Peyre
Introduction
Nous avons toujours aimé les questions qui
ont l’air stupide, et en voilà une belle : Quelle est la différence
entre la jouissance comique et la jouissance du beau ?
La plupart des gens sont bien persuadés qu’une telle question ne se pose
pas. On voit bien en effet le « résultat » du comique sur une personne :
la bouche s’élargit, découvrant souvent les dents, le front se tend et
ce qu’on appelle « rire » agite l’individu de mouvements saccadés
remontant du ventre. Ces mouvements peuvent rappeler de loin une sorte
de petit orgasme.
La jouissance du beau ne semble pas de son côté avoir d’effets aussi
visibles. On sent bien qu’elle risque d’être bien moins abordable depuis
une pure analyse phénoménologique ; remarquons néanmoins qu’il existe
force représentations de saintes en pamoison abimées dans des
jouissances que le statut religieux du personnage empêche de comprendre
comme sexuelle, mais qui n'en n'ont pas moins l’allure.
Une extase du Bernin
Nous proposons donc d’abandonner un
terrain des apparences qui nous renseignerait plutôt sur la jouissance
que sur ce qui l’a provoquée et de nous rapprocher des causes. En
étudiant les causes, nous pouvons mieux comprendre la création de
jouissance par le mécanisme du comique et la création de la jouissance
par le mécanisme de l’esthétique.
Ce que nous voulons montrer :
Nous voulons montrer que la création de jouissance se fait toujours par
la mise en opposition de deux logiques (au moins) et que cette
opposition peut s’évaluer dans un temps successif. Si une logique A
perçue comme valorisante laisse place à une logique B perçue comme
dévalorisante, on obtiendra une jouissance comique. Si une logique B,
perçue comme dévalorisante, laisse la place à une logique A, perçue
comme valorisante, on obtiendra une jouissance esthétique.
Jouissance comique
et jouissance du beau
Un exemple de comique : la peau de banane
Premier exemple, ce grand classique dont
vous pensez certainement qu’il ne vous fait plus rire depuis longtemps :
la peau de banane.
Je vous rappelle l’intrigue, qui est simple. Un bonhomme marche dans la
rue et glisse sur une peau de banane. Il tombe.
Où est la jouissance ? Evidemment au
moment où le bonhomme passe du premier état, celui de bonhomme en état de marche normale, à celui de bonhomme
par terre. C’est le moment de la chute qui est drôle, et tous les scénaristes le
savent.
Mais en soi-même, ce moment ne suffit pas.
Le scénariste sait qu’il faut absolument emballer cette histoire
imbécile pour qu’elle représente un meilleur attrait. Pour augmenter le
plaisir, il faut absolument renforcer le sérieux, la puissance,
l’inaltérabilité de celui qui marche : mieux vaut donc faire marcher un
balèze au beau costume qui roule des mécaniques, toise les passants d’un
air arrogant et avance de la démarche la plus assurée possible. Le
différentiel lors de sa mise à bas en sera augmenté d’autant.
On peut même envisager une chute encore
plus basse : notre héros tombe sur un sol fangeux qui met instantanément
son costume impeccable à mal. Voilà qui est encore plus rigolo.
On peut, par simple caprice de l’esprit, tenter d’envisager une
situation anti-comique. Un pauvre hère titube en grelottant dans ses
haillons un jour d’hiver ; il marche (en plus) sur la peau de banane et
s’effondre. Tout cela ne nous tirera pas un sourire, et nous serons
surtout navrés d’avoir dû assister à ce bien pénible spectacle. A la
limite, nous ne percevons aucune rupture, aucun changement de point de
vue, aucun changement de logique : le malheureux est une victime, et sa
chute ne fait que confirmer cet état de fait. On ne rit pas.
Un exemple de beauté : Quand les anges
tombent
A l’inverse, en suivant le scénario de
Quand les Anges tombent(1), ce court-métrage de jeunesse de Roman
Polanski, imaginons une pauvre, pauvre vieille dame qui gagne par la
nuit d’un petit matin glacé et neigeux son abominable travail de
nettoyeuse de pipi-room dans des toilettes en sous-sol d’une petite
ville de l’est de l’Europe. Regardons là longuement effectuer des tâches
sordides dans cet endroit misérable où ne tombe pas un rayon de soleil.
Devinons sa peine. Puis tout d’un coup, alors que la vieille s’est
recroquevillée, prostrée et plus humble que le dernier des humbles, sur
son siège en bois et que décidemment on a bien compris que la vie ne lui
offrirait jamais rien, et que le soir tombe, énorme craquement de la
mosaïque de verre du plafond des vespasiennes : un grand ange blanc est
là devant elle, juste pour la voir, debout au milieu des débris.
Quelle chute! Mais une chute
ascensionnelle si l’on ose dire. Le merveilleux, la beauté et le
grandiose sont instantanément apparus dans le lieu infâme et nous en
ressentons intérieurement la fulgurance. Nous sommes frappés par la
beauté inouïe de la scène et notre cœur en tape dans notre poitrine.
Résumons : lorsqu’il y a un changement de logique perceptible dans
l’action il y a jouissance. Lorsque ce changement mène d’une logique de
puissance à une logique d’impuissance, la jouissance est de l’ordre du
comique. Lorsque le changement mène d’une logique d’impuissance à une
logique de puissance, la jouissance est de l’ordre de l’évocation du
Beau.
Principe d’analyse esthétique : comprendre d’où vient la jouissance
et la qualifier
Une autre histoire pour rire
Une autre histoire drôle à présent, plus
sophistiquée que la peau de banane : c’est une histoire vraie, vue de
ses yeux par mon fils Georges qui me l’a raconté en hurlant de rire, et
je dois dire que cette histoire m’a fait le même effet.
Cela se passe à Paris, dans le RER, à
l’heure de pointe. Le train est bourré. Ceux qui connaissent se
représenteront instantanément ces trains où d’une saison à l’autre on
retire des places assises pour faire entrer plus de voyageurs et sauront
ce qu’on entend par « bourré ». Les autres essaieront d’imaginer, mais
il leur faudra avoir pas mal d’imagination pour arriver à la réalité, et
je doute même qu’ils puissent y parvenir. Je pense en fait que cela
dépasse les capacités humaines. Bref, commençons.
Tout le monde est là, calé par son voisin,
qu’il fait le plus possible semblant de ne pas vouloir toucher et de ne
pas même voir, alors que les corps sont littéralement écrasés les uns
comme les autres. La rame arrive en station ; grand coup de frein, avec
tous les effets qu’on peut imaginer sur cet entassement humain. Les
portes s’ouvrent. C’est la station Denfert.
Et c’est toujours la même chose, il
descend des tas de gens mais on a toujours cette impression qu’il en
monte finalement beaucoup plus. C’est le cas d’ailleurs, surtout que le
train semble ne pas vouloir repartir. Que se passe-t-il ? La tension
monte à mesure que les voyageurs, toujours plus nombreux, embarquent
dans les wagons.
Puis, tout d’un coup une voix de
haut-parleur hurle : « Attention, veuillez descendre, ce train ne prend
pas de voyageurs ». Après un très bref moment de désappointement et
quelques grognements audibles, des grognements de désespoir plus que de
révolte, le troupeau descend, stationne sur le quai, jette des yeux
perdus sur des panneaux d’affichage devenus muets.
Enfin abandonné, le train ne part pas tout
de suite. Il reste là, provocateur et soudainement luxueux d’être si
vide, sous les yeux des uns et des autres qui le contemplent avec
consternation.
Le hurlement reprend, toujours aussi
brutal, impérieux, raide dans sa seul urgence : « Attention, ce train ne
prend pas de voyageurs. Il retourne au dépôt ». Puis plus rien pendant
cinq ou six secondes ; c’est long cinq ou six secondes quand on aimerait
qu’un train merdique comme celui-là laisse la place au suivant, le bon,
celui qui viendra vous chercher .
Enfin on entend vrombir la sirène des
portes et de nouveau le hurlement familier retentit : « attention à la
fermeture des portes ». Le signal sonore dure et semble ne plus vouloir
finir.
Quand là, tout à coup, lancé à cent à
l’heure, arrive par le couloir des correspondances un jeune homme. Tête baissée, perdu dans le son du signal, aveugle à tout le reste, il
tente dans un sprint final qui évite en slalom les voyageurs plantés sur
le quai de franchir les portes juste avant qu’elles ne claquent. Et il y
parvient. Au moment où elles claquent, il se retourne et a pour tous les
voyageurs interdits, si nombreux sur le quai, un œil réellement incrédule.
Le train part instantanément et
l'assistance le voit glisser, les yeux grands ouverts, dans la rame complètement vide,
vers son destin solitaire.
Difficultés de l'analyse : esthétique et
comique, des effets parfois superposés
J’espère que cette histoire vous aura fait
rire et peut-être un peu plus. Elle est extrêmement riche. Il ne cesse
de s’y culbuter en effet des logiques très opposées, dont la charnière
est le bord du quai.
Il y a d’abord un jeu sur le plein et le vide : plein du wagon qui se
vide, tandis que le quai se remplit, avec cette limite du bord du quai
qui signale visiblement le lieu de l’affrontement des deux espaces.
Cette opposition géographique se retrouve
dans le contraste, temporel, cette fois, entre l’arrivée du train bondé
et son départ avec un seul voyageur.
Ensuite il y a l’opposition de la
multitude de la foule et de la singularité du jeune coureur.
Puis il y a une sorte d’opposition
géométrique entre le plan de la foule et la course zigzagante du coureur
qui ne se croisent qu’en un seul point, au bref instant où le coureur
saute dans le wagon.
Il y a encore l’immobilité de la foule sur
le quai contrastant avec la mobilité extrême du voyageur de dernière
seconde.
Puis enfin l’obéissance de la foule aux
injonctions des haut-parleurs qui s’oppose à la désobéissance du jeune
héros à la sirène.
Les logiques ne manquent donc pas :
excellente opportunité pour faire apparaître des jouissances. Mais ces
jouissances sont-elles comiques ou esthétiques ?
Qu’est-ce qui est comique dans cette histoire ?
La portée comique vient principalement ce
que le comportement furieusement individuel, vitaliste, désobéissant et
volontaire du voyageur singulier, sa volonté de gagner du temps par tous
les moyens, aboutissent finalement à l’effet exactement inverse. Le
héros surpuissant est parti finalement pour quelque improbable
destination dont il n’est pas près de rentrer. La foule peut se réjouir
du comique de la situation d’autant plus qu’elle est récompensée d’avoir
accepté de subir. On nous maltraite peut-être, mais comme nous avons
bien obéi, nous n’avons pas été punis. Et ce parfait étranger à notre
groupe a été justement condamné. A la limite, il a été condamné, comme
tout étranger, parce qu’il ne connaissait pas nos règles du jeu. Il y a
un effet comique : le solitaire ne respectant rien et méprisant ce que
nous sommes a glissé sur une vraie peau de banane. Partant pour le
dépôt, il voit au-delà du quai sa situation brutalement dégradée.
Mais cette histoire ne manque pas aussi d’une vraie dimension esthétique
: derrière une anecdote qui peut sembler banale on peut aussi lire une
sorte de méditation sur l’incompréhension des choses et le croisement
météoritique des destins. Le temps du coureur est un temps de l’urgence
et de la pulsion qui ne ressemble en rien au temps des voyageurs arrivés
à la station, temps lent de la résignation et de la peur. La figure du
voyageur embarqué pour le dépôt revêt d’un coup la stature du héros
tragique et fait ressentir, le temps d’un un éclair, avant de voir le
couperet tomber, que d’autres façons de voir le monde sont toujours
possibles. Une illustration somme toute claire du champ que l’esthétique
ouvre : celui de la liberté de l’angle sous lequel on peut examiner les
choses, et de la possibilité de grandir leur sens.
Dans cette interprétation là on sort du champ comique ; on peut
appréhender cette scène si simple et bête comme une occasion étonnante
de voir les choses avec un œil neuf. Comme un de ces moments où, sous la
croûte simplette des choses, la chair intangible et cruelle du réel peut
se laisser enfin apercevoir. Cette révélation est un cas où la logique
B, perçue comme dévalorisante, peut laisser la place à une logique A
bien plus élevée. Le comique s’efface alors naturellement devant
l’esthétique.
Notes
(1) Quand les Anges tombent (1959),
court-métrage de Roman Polanski
DVD Roman Polanski :
sept courts-métrages
collection Wild Side Video - les Introuvables
Universal - EDV 1382 - 301 460-2
|