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Pierre Filliquet : paysages

 

Dans ces photographies récentes, comme dans une photographie publiée déjà sur galerie-photo antérieurement
on a l'impression que le sujet réel se dérobe à la vue... 
est-ce seulement une impression ?

Ce qui m'intéresse c'est de montrer les paysages comme des espaces qui ont une existence propre. Je les vois comme des potentiels, c'est à dire qu'ils offrent une relation avec celui qui les regarde. Je ne pose pas sur eux un regard qui voudrait être "objectif", à distance, ce qui me semble être une tarte à la crème conceptuelle ; ni "romantique" au sens où l'image serait la projection d'un sentiment, ce qui serait encore plus navrant ; mais un regard qui offre la possibilité d'une conversation. 

Dans le cas de la série des champs de bataille par exemple nous possédons toutes les informations nécessaires et suffisantes : l'image bien sûr, mais aussi le titre, le format qui lui donne une certaine présence. Cette série a été faite à mon retour d'un séjour de 3 mois au Japon où j'ai pu expérimenter l'idée de Basho, le lieu (1). Ce concept énoncé par le philosophe Nishida Kitaro considère l'espace comme ayant un rapport d'interaction avec celui qui s'y trouve, sans qu'aucun des deux ne soit subordonné à l'autre. Je suis habité par le paysage autant que je l'habite en quelque sorte. Il n'y a rien de mystérieux là-dessous, c'est une expérience simple et saine qu'il est plus facile de vivre au sein d'une culture qui, au contraire de la nôtre, ne différencie pas autant le sujet de son milieu et surtout ne pose pas le sujet comme valeur absolue. Cela permet d'éprouver une intelligence des ambiances que le Japon m'a fait découvrir. 

Cette série d'images est donc née de cette expérience, mais face à des paysages qui, pour diverses raisons m'intéressaient depuis longtemps : les champs de bataille d'Alsace et surtout la plaine "désertique" de Champagne-Ardenne, c'est-à-dire des paysages qui ont une grande force d'évocation (Valmy, Verdun…) mais dont il ne reste que peu de traces superficielles. Des territoires apparemment vides mais chargés, où chaque changement de lumière prend de l'importance. Avec le grand format on sait que toutes les informations de type descriptif seront présentes dans l'image ; on peut donc passer à autre chose, l'anecdote n'est plus nécessaire. Chaque détail est présent et peut prendre son sens, sans que l'on doive focaliser sur tel ou tel. On peut donc appréhender la situation de façon assez ample, avec la chance de pouvoir faire apparaître un certain vertige. Là-dessus les tirages faits à partir de négatifs 20x25 m'ont comblé. Le sujet de ces images ce sont les paysages pris comme des lieux, et je crois qu'ils sont justement montrés comme tels.

(1) Basho est un idéogramme kanji dont la partie gauche peut être assimilée à la terre, à l'eau bouillante ou à ce qui soulève, et dont la partie droite signifie ce qui rend possible. D'un coté, il désigne un potentiel, de l'autre un moteur ou un mouvement qui imprime une direction. On peut assimiler le basho à un milieu où les personnes (potentiel) qui s'y (moteur) investissent éprouvent une évolution qualitative. La partie droite de cet idéogramme renvoie à la philosophie du yin et du yang, soit de la transformation permanente où la réalité est entendue comme une succession d'événements dont le flux est sans fin. L'usage du concept remonte au philosophe Kitaro Nishida qui désigne ainsi un espace physique où réside un pouvoir caché, où l'on reçoit de l'énergie lorsque l'on s'y plonge. Il ne s'agit pas seulement d'un lieu mais aussi d'un moment durant lequel se vit un processus dynamique de mutation et d'émergence.

 

 

 l'auteur

Pierre FILLIQUET
Artiste plasticien
Né en 1970
 Vit et travaille à Strasbourg
Pratique le dessin, la photographie et la vidéo
filliquet@gmail.com
www.pierrefilliquet.com

 

 

Champs de bataille, C-print, aluminium, cadre bois - 150x120 cm
© Pierre Filliquet -2004


Quand vous travaillez sur le terrain, vous sortez seul ou vous arrive-t-il de photographier avec d'autres ? 

Absolument, naturellement et joyeusement seul ! Je ne crois pas être dans un état particulier lorsque je photographie mais je travaille de manière de plus en plus intuitive et mon attention est toute entière engagée. La présence d'une autre personne me brouille. Une photographie c'est une rencontre, même avec un paysage et il faut donc s'y préparer... la solitude me semble être la meilleure mise en condition, et puis c'est un état que j'aime énormément, un besoin que j'assouvi tout en travaillant. La solitude permet de n'avoir rien à protéger ou à exprimer donc, paradoxalement, de s'oublier …et c'est une excellente position d'observation. En réalité, je crois que je fais de la photographie pour être seul… sans doute aussi parce qu'à coté je me sens plutôt bien accompagné, c'est un bon équilibre.

Avec quels moyens matériels avez-vous pris ces vues ?

J'ai réalisé ces images avec un Mamiya RZ et son 90 mm sur pied Slik "grand master" pour le format 6x7. En 20x25 je travaille avec une Toyo 810M, un Boyer Zircon 305 et un Nikkor M 450. Le pied est un Berlebach équipé d'une tête Gitzo n° 5. La pellicule est du négatif Kodak 160 vc. Désormais pour mesurer la lumière j'utilise avec bonheur un spotmètre Sekonik L508. Cet appareil permet de bien le comprendre la lumière du sujet. C'est devenu un outil indispensable.

J'aime beaucoup la Toyo, pliante et robuste, qui offre tous les mouvements nécessaires, y compris ceux du corps arrière. Depuis j'ai fait un peu d'architecture et il est bien agréable de pouvoir travailler sans faire des acrobaties. Même si c'est une chambre relativement légère, le transport reste une vraie difficulté comme pour tout ensemble 8x10. J'ai la chance d'avoir une quasi épave en guise de voiture, ce qui me permet de circuler dans les champs et les chemins sans peur d'abîmer l'engin, tout en gardant le matériel prêt à bondir … mais ailleurs, lorsqu'il faut faire quelques kilomètres à pied c'est une toute autre affaire…

 

 

sans titre © Pierre Filliquet -2003


 

Dans les images que nous voyons il y a à la fois du 6x7 et du 20x25. Avez-vous l'impression que vous pouvez prendre les "mêmes" photographie avec ces deux appareils ?

Non, je ne crois pas pouvoir prendre les mêmes photographies simplement parce que chaque format et même chaque appareil induit une attitude différente. On sait qu'on ne captera pas les mêmes choses en 6x7 ou en 20x25 et l'expérience visuelle vécue derrière le dépoli est à peine comparable entre la Toyo et le Mamiya.

L'image porte cette expérience d'une manière ou d'une autre… que l'on ne maîtrise pas toujours mais qui est pourtant présente. On pourrait peut-être comparer cela avec l'enregistrement de la voix : on sait bien qu'il est très désagréable d'entendre sa propre voix, on perçoit bien à quel point elle nous trahit et nous montre, mais lorsque l'on a l'occasion de l'enregistrer dans des conditions de haute qualité, alors ça devient vraiment insupportable parce que chaque hésitation, chaque tension devient perceptible, on ne peut pas mentir et on se rend compte à quel point notre propre voix est transparente.

Pour les images c'est un peu la même chose je crois, même si la dissimulation paraît plus facile simplement parce qu'on a plus l'habitude de voir des photographies, souvent de mauvaise qualité, et qu'on les regarde moins attentivement. Dans le détail, les flous (de profondeur de champs ou de bougé), les cadrages, les perspectives… ne sont pas du tout gérés de la même façon en moyen et en grand format, et même entre format carré et rectangulaire, sur pied ou à main levée avec un dépoli ou derrière un viseur… au final tout cela compte et se perçoit. 

Un appareil de trop bonne qualité peut aussi bien nuire au sujet qu'un jetable dans certains cas… je crois tout de même que plus je descends en format plus mon regard se porte sur les détails, ça peut aussi être bien mais il faut en être conscient. La quantité d'information enregistrée n'étant pas la même selon les formats, la matière de l'image diffère et par conséquent sa destination change aussi. Dans cette série, les 6x7 ont été tirés en 50x60 et les 20x25 en 100x120 ou 120x150cm. 

On pourrait aussi poser la question à l'envers "peut-on construire un ensemble cohérent dans la forme et dans le fond avec des images prises avec des appareils très différents, du jetable à la 8x10 par exemple ?" 
Je pense que oui car l'unité viendra du bonhomme et pas des machines, mais c'est bien plus de travail qu'il n'y paraît … je ne connais d'ailleurs pas beaucoup de photographes qui puissent dire "je peux faire mon travail avec n'importe quel appareil et n'importe quel format"… ça crée parfois des familles de fétichistes. 

Lorsque je travaille en 8x10, j'ai le sentiment d'une grande liberté parce que j'ai plus souvent le nez au vent que derrière un viseur, et qu'en ayant accepté les lourdes contraintes de ce format, j'ai par là même éliminé des détails générateurs de stress : la quantité d'images produites, l'instantanéité… et à 37 euros le "clic-clac" il est urgent de rester détendu. C'est un format qui oblige plus qu'aucun autre à choisir au sens fort du terme, "manquer" une image n'a donc plus vraiment de sens ou alors c'est de ma faute. Un dernier petit mot sur le format 6x6 que j'ai découvert il y a peu : il est devenu mon format de voyage et m'a permis de trouver une autre liberté surtout dans les cadrages.

 

 

 

Paysage, C-print, aluminium - 50x60 cm
© Pierre Filliquet -2005


 

Quand vous avez à présenter en exposition de très grands tirages, qu'est-ce que vous préférez comme système de présentation ?

Le format maximum de mes images jusqu à maintenant est 150x120 cm et je l'ai utilisé pour les champs de bataille ou les "eaux", c'est à dire des sujets étouffants. Ce n'est pourtant pas un très grand format de tirage aujourd'hui : ça fait presque 15 ans que le neo-pictorialisme du tirage 2x3 mètres sous diasec est établi. 

Pour les paysages j'ai choisi un système simple : tirage perlé sans verre, contre collé sur alu-dibond et cadre en bois noir. En fait, je n'ai pas préférence, pour certaines séries le cibachrome est bien, d'autres sont justes sous diasec. La difficulté se pose lors de l'accrochage car il faut faire vivre tout cela ensemble, mais je préfère là aussi considérer qu'il s'agit de construire une ambiance plutôt que d'illustrer un concept.

 

 

 

 

dernière modification de cet article : 2005

 

 

 

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