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l'auteur

Henri Peyre
Né en 1959
photographe
Beaux-Arts de Paris en peinture
webmaster de galerie-photo
ancien professeur de photographie
à l'Ecole des Beaux-Arts
de Nîmes

www.photographie-peinture.com
organise des stages photo
www.stage-photo.info


 

    

Beau et Sublime : une affaire de point de vue

 

par Henri Peyre

Introduction

Pour aborder la question de la beauté un certain nombre d’auteurs part des usages des mots Beau ou Beauté dans le vocabulaire courant. Mais le défaut de rigueur dans la sélection du vocabulaire comme les différences de culture entre les auteurs retenus sont ainsi portés directement à la définition des termes et en accroissent déraisonnablement l’étendue.

Conscient du problème, quelques philosophes ont tenté des définitions à partir d’un vocabulaire personnel abscons rendant leurs définitions difficiles à comprendre et à appliquer.

Ici on tentera toute autre chose, qui consiste à partir d’une définition simple à comprendre du Beau, et à l’exercer sur des exemples pour voir si la définition marche, et comment elle marche. Une bonne définition se juge en effet à l’aune de la capacité qu’elle a d’attraper les choses et de faire avancer leur compréhension… en attendant qu’une meilleure lui succède. Ce qu’on propose ici est une approche banale en science mais bien rare en littérature. Aussi a-t-on toujours aimé plus l’esprit scientifique, qui essaie de montrer des logiques utiles, que l’esprit social des lettres, qui essaie par tous les moyens d’avoir raison.

On propose également ici, au-delà de la définition du Beau, une définition du Sublime appuyée sur la première.

On verra qu’ainsi défini le beau n’est pas une essence portée par un objet mais un processus chez son observateur.

Ce processus est fondamental : il y va de la jouissance de l’Homme dans le monde, du bonheur qu’il peut concevoir lors de son bref passage sur la Terre et de son rapport aux autres dans le sens où il est nécessaire que son action en recherche de bonheur ne prive pas l’autre d’y accéder également.

Si cette contribution vous fait un peu penser, n’hésitez-pas à m’envoyer un commentaire, je le lirai avec plaisir.

Fondements universels de la définition du Beau

La perception du Beau procède d’expériences fondamentales que chacun de nous a pu faire de lui-même.

Première expérience : la conscience de soi arrive lentement au bébé ; elle est déterminée par des interventions extérieures sur lui-même. A ce stade le petit enfant est entièrement dépendant de l’extérieur. Il connait la souffrance de celui qui attend de recevoir du monde extérieur de quoi soulager des besoins internes pressants. Il apprend peu à peu que ses vociférations peuvent hâter la satisfaction de certains d’entre eux.

Deuxième expérience : progressivement le petit d’homme apprend à agir sur l’environnement, ce qui le libère peu à peu de la dépendance complète : se retourner dans son lit, se mettre debout, marcher. L’action permet de sortir de la morosité de l’attente de l’action extérieure dans laquelle enfermait l’incapacité personnelle. La soif de connaissance est liée à la soif de bien-être et de progrès. Dans la première expérience, la paroi du Soi en attente se constituait dans la douleur et la frustration. Dans cette seconde expérience infiniment renouvelée également, l’expérimentation amène à de nombreuses extensions du Soi par l’apprentissage.

Troisième expérience : en dépit de ces progrès, le sujet à l’adolescence est assez conscient des limites de son moi, liées aux limites de ses capacités physiques et à la présence compétitive des autres. Il découvre en lui-même la sexualité qui le porte vers l’autre d’une façon impérieuse, et tout à la fois semble par l’orgasme lui faire perdre toute conscience des limites de soi. Dans la deuxième expérience, il s’agissait d’agrandir le Soi, dans cette nouvelle expérience, il s’agit de sortir du Soi.

Ces trois expériences successives ont été faites par chacun d’entre nous dans la jeunesse. Elles fondent l’universalité de la perception du Beau qui en procède. Avant d’y arriver, examinons la situation psychologique du Soi de l’adulte construite par la digestion de ces trois expériences.

Situation de l’adulte : le Soi reflète la digestion psychologique des 3 expériences fondamentales

Opposition Moi et Monde : Attendre de recevoir ou faire

On pourrait classer les adultes plus ou moins sur un axe selon le type de conscience de soi qu’ils ont développé :

Attente de recevoir

A gauche, les plus enfantins chez qui la paroi du Moi est toujours éprouvée majoritairement de l’extérieur vers l’intérieur. Ces personnes connaissent toujours la morosité et la peur et leur rapport au monde, comme chez le bébé, est avant tout faite de réclamations : comme elles sont restées dépendantes de l’extérieur dans la perception qu’elles ont d’elles-mêmes, elles sont persuadées que l’extérieur est cause de cette morosité. Elles se sentent toujours incomplètes et agressées. Le malheur vient toujours de l’extérieur, de l’étranger. L’extérieur étant malveillant, il est lieu de conspirations qui visent le Soi. Toutefois, comme ces personnes sont à l’affût de toute action qui vient de l’extérieur, elle débordent de sentiments et de reconnaissance pour la moindre attention positive dont elles peuvent faire l’objet. Partant sur ce dernier point, une crédulité qui peut les mettre rapidement en danger dans la vie ordinaire, parce que si le monde est majoritairement indifférent à nous-même, on y croise malgré tout des êtres mal intentionnés. Les mauvaises expériences faites viendront renforcer alors le mécanisme du soi en éternel attente de considération, râleur et pleurnichard, qui fonde ces personnalités, et justifieront la méfiance pour l’autre a priori. Complétons ce tableau en ajoutant que pour ces personnalités l’avis d’autrui sur elles-mêmes étant fondateur du Soi, elles sont maladivement attachées à ces avis, ce qui se voit si bien aujourd’hui avec l’emprise des réseaux sociaux.

Faire

Lorsque la paroi du Moi est éprouvée majoritairement de l’intérieur vers l’extérieur, la personnalité est toute autre : on prolonge alors la jouissance enfantine de la découverte de nouveauté, de l’approfondissement du savoir et de l’agrandissement du Moi de notre deuxième expérience. Pour les personnalités fonctionnant le plus dans ce type de conscience de soi, chaque jour qui passe est l’occasion d’éprouver de nouvelles sensations au monde, d’y tenter des actions nouvelles et d’en observer les effets. Evidemment, dans un monde où la première espèce de conscience est largement majoritaire, toutes ces actions rencontrent le plus souvent des visages maussades et la plus grande inertie. Après un peu d’étonnement, ces personnalités du deuxième type finissent par ne plus s’en émouvoir et frayer entre elles, un rapprochement qui se fait sur le critère de la bonne humeur et n’est en rien conspirationniste.

Le modèle de Nietzsche

A ce stade, il faut saluer le travail de Nietzsche, qui culmine agréablement dans le Gai Savoir.
Dans une analyse tournée vers l’action, Nietzsche oppose le type Apollinien, Moi qui a conscience de ses limites, est obéissant et perfectionniste, tenant à son ordre, et le type Dionysiaque, Moi qui n’aime rien tant que franchir ses limites et s’avancer dans le chaos du monde. On retrouve nos deux personnalités, celle qui attend de recevoir - ne serait-ce qu’un compliment - et celle qui fait - sans trop d’attention à la réception de ce qui a été accompli.
Il est à noter que dans le système de Nietzsche, le créatif est donné pour dépasser les deux catégories : après s’être perdu dans le chaos de monde il revient y créer son ordre. Mais cette tentative de dépassement n’est pas toujours claire. Les écrits de Nietzsche ne sont pas homogènes. Il est prôné la joie du développement contre le malaise de l’apollinisme, dans le développement d’un Gai Savoir. Nietzsche choisit l’artiste comme porte-drapeau moral, pour illustrer rapidement une possibilité concrète d’aller au bonheur, mais le tableau qui est fait de la connaissance inciterait plutôt à chercher le bonheur à long terme dans le comportement scientifique et le renforcement continu du connais-toi toi-même et de la connaissance au sens large. Il y a des incertitudes sur les conclusions qui viennent probablement aussi d’une digestion pas terminée de la lecture de Schopenhauer, lequel mettait la reproduction de l’espèce en principe de l’activité humaine(1). Ce pessimisme ne peut pas être repris par Nietzsche, parce qu’il assombrit son héroïsme positif. Le sexe n’est dès lors chez Nietzsche plus qu’un moyen heureux d’exprimer la volonté de puissance. Cette sous-estimation est pour nous la grande limite de Nietzsche.

Soi et sexe

L’acte sexuel est fondamental en ce sens que succède à une période de désir, qui semble à l’individu vouloir le porter à la toute-puissance de son Soi, un orgasme qui lui apparaît comme un lâcher-prise, la très inquiétante mort du Soi, et en même temps un accès à la puissance fondamentale de l’espèce, à laquelle il appartient, expérience fascinante s’il en est. Le retour de l’espèce au Soi, après l’orgasme, fait ressentir la petitesse du Soi face à la brève extase, qui ne dure jamais assez. L’orgasme est certainement l’une des expériences les plus fortes que peut faire un individu dans sa vie.

Il ne s’agit plus là donc de tester la membrane du soi vers l’intérieur ou de Soi vers l’extérieur. Il s’agit de fondre le Soi dans un tout plus vaste, de l’annihiler pour entrer dans un autre état (3).

Dans les sociétés occidentales, le sexe est présent de façon obsédante. Il est utilisé par la société de consommation pour appuyer le désir, autant que la pornographie est répandue et d’accès facile. Dans d’autres sociétés, sa condamnation est obsédante et témoigne autant de la fascination cachée qu’il exerce. Dans toute les sociétés, le mécanisme de la fusion du Soi dans un tout plus vaste, qui inquiète et comble l’individu, se produit obstinément.

Quelle que soit la position de l’individu sur la ligne de l’Attente de recevoir au Faire, il connaitra cette expérience inouïe de la disparition de son Soi au moment de l’orgasme, juste à ce moment où il avait pourtant le plus conscience de lui-même (en ce sens qu’il était au sommet de son désir). Et, par-là, il sera universellement dressé à apprécier la beauté, qui procède du même mécanisme, comme on va maintenant le voir.

Le Beau : une affaire de perception de point de vue

L’origine du Beau est l’aspiration sexuelle à la fusion, qui est probablement l’émotion la plus forte et la mieux partagée.
Cette expérience marque la fusion consciente de l’individu dans un tout vécu comme supérieur : l’espèce. Au moment de l’acte sexuel, l’individu passe d’un point de vue individuel à un autre point de vue, qui n’obéit pas aux mêmes buts, celui de l’espèce, qu’il reconnait comme supérieur.

Définition du Beau

Nous proposons la définition suivante :

Le beau est basée sur une copie atténuée de l’expérience sexuelle. On pose qu’il est le sentiment de jouissance produit par la conscience d’un sujet dès lors qu’une situation qui semblait obéir à un point de vue peut tout d’un coup lui sembler pouvoir relever aussi d’un point de vue autre, perçu comme plus élevé et remarquable que le premier.

Quelques remarques

Défini ainsi :

Le beau est différent selon les individus

Le Beau n’est pas normatif. C’est un mécanisme. Par contre la bascule vers une équivalence éprouvée comme supérieure, dans le mécanisme du Beau, fait appel à la hiérarchie de valeur présente chez le sujet qui éprouve le Beau. Ce qui est supérieur pour moi, ne l’est pas forcément pour l’autre. Suivant les normes acquises par chacun, le Beau en devient différent. Par contre il ne cesse pas d’exister !

Le contraire du beau est le comique

Pour cette partie, je me contente de citer un extrait de l’article Esthétique : jouissance comique et jouissance du beau que j’avais publié en 2014 sur galerie-photo. Je renvoie le lecteur désireux de lire la totalité de l’article à la page : https://galerie-photo.com/esthetique-jouissance-beau-comique.html.

Quelques observations préliminaires : à l’époque j’employais plutôt le terme d’opposition de logiques que de changement de points de vue, plus volontiers employé dans cet article. Les deux termes sont pour moi rigoureusement équivalents. L’expérience m’a appris que ce deuxième terme était toujours mieux compris que le premier. N’y voyez-donc qu’un simple aspect pratique.

Un exemple de comique : la peau de banane

Premier exemple, ce grand classique dont vous pensez certainement qu’il ne vous fait plus rire depuis longtemps : la peau de banane.
Je vous rappelle l’intrigue, qui est simple. Un bonhomme marche dans la rue et glisse sur une peau de banane. Il tombe.

Où est la jouissance ? Evidemment au moment où le bonhomme passe du premier état, celui de bonhomme en état de marche normale, à celui de bonhomme par terre. C’est le moment de la chute qui est drôle, et tous les scénaristes le savent.

Mais en soi-même, ce moment ne suffit pas. Le scénariste sait qu’il faut absolument emballer cette histoire imbécile pour qu’elle représente un meilleur attrait. Pour augmenter le plaisir, il faut absolument renforcer le sérieux, la puissance, l’inaltérabilité de celui qui marche : mieux vaut donc faire marcher un balèze au beau costume qui roule des mécaniques, toise les passants d’un air arrogant et avance de la démarche la plus assurée possible. Le différentiel lors de sa mise à bas en sera augmenté d’autant.
On peut même envisager une chute encore plus basse : notre héros tombe sur un sol fangeux qui met instantanément son costume impeccable à mal. Voilà qui est encore plus rigolo.

On peut, par simple caprice de l’esprit, tenter d’envisager une situation anti-comique. Un pauvre hère titube en grelottant dans ses haillons un jour d’hiver ; il marche (en plus) sur la peau de banane et s’effondre. Tout cela ne nous tirera pas un sourire, et nous serons surtout navrés d’avoir dû assister à ce bien pénible spectacle. A la limite, nous ne percevons aucune rupture, aucun changement de point de vue, aucun changement de logique : le malheureux est une victime, et sa chute ne fait que confirmer cet état de fait. On ne rit pas.

 

Un exemple de beauté : Quand les anges tombent

A l’inverse, en suivant le scénario de Quand les Anges tombent(2), ce court-métrage de jeunesse de Roman Polanski, imaginons une pauvre, pauvre vieille dame qui gagne par la nuit d’un petit matin glacé et neigeux son abominable travail de nettoyeuse de pipi-room dans des toilettes en sous-sol d’une petite ville de l’est de l’Europe. Regardons là longuement effectuer des tâches sordides dans cet endroit misérable où ne tombe pas un rayon de soleil. Devinons sa peine. Puis tout d’un coup, alors que la vieille s’est recroquevillée, prostrée et plus humble que le dernier des humbles, sur son siège en bois et que décidemment on a bien compris que la vie ne lui offrirait jamais rien, et que le soir tombe, énorme craquement de la mosaïque de verre du plafond des vespasiennes : un grand ange blanc est là devant elle, juste pour la voir, debout au milieu des débris.
Quelle chute! Mais une chute ascensionnelle si l’on ose dire. Le merveilleux, la beauté et le grandiose sont instantanément apparus dans le lieu infâme et nous en ressentons intérieurement la fulgurance. Nous sommes frappés par la beauté inouïe de la scène et notre cœur en tape dans notre poitrine.

Résumons : lorsqu’il y a un changement de logique perceptible dans l’action il y a jouissance. Lorsque ce changement mène d’une logique de puissance à une logique d’impuissance, la jouissance est de l’ordre du comique. Lorsque le changement mène d’une logique d’impuissance à une logique de puissance, la jouissance est de l’ordre de l’évocation du Beau.

Le Sublime

Dans le Beau l’expérience d’un autre point de vue considéré comme supérieur reste une observation ancrée dans le point de vue subalterne. L’individu ne doute pas du point de vue d’où il part quand il mène son expérience.

Dans le sublime, cela va plus loin : l’individu perçoit la possibilité extrême de se noyer dans le point de vue supérieur, en perdant de vue la possibilité de revenir à son point de vue ordinaire. Cette perspective apparait donc à la fois comme grandiose et terrifiante, puisqu’elle revient à une expérience d’annihilation de soi.

Dans le sublime, l’individu perçoit que le degré d’écart entre son point de vue ordinaire et le point de vue où il se projette est trop important : au départ, il y a brièvement le sentiment du Beau (donné par la possibilité offerte de voir les choses autrement et améliorées) qui laisse très vite place au sentiment de l’effroi : je ne peux pas me projeter dans ce nouveau point de vue, la marche est trop haute ; elle me condamne donc à l’humilité, voire à la simple peur : je comprends bien la logique proposée, mais elle m’est inaccessible ; Elle est dangereuse parce que je reconnais qu’elle peut m’écraser, et je ne pourrais pas me défendre ; sentiment voisin du vertige. On conçoit que le sublime est aussi relatif à l’échelle des valeurs individuelles puisque le point de vue de départ n’est pas le même pour tous, si même le point de vue d’arrivée était donné comme comparable.

Le Sublime est souvent fondé sur la révélation d’un grand Tout. Il est en effet toujours question de perdre la conscience de soi, et l’impression d’une participation panthéiste au monde est ce qui annule le mieux la conscience de soi.

De ce fait il y a une banalité du sublime, qui s’accompagne du sentiment qu’on est tout petit ; qu’on a vu une réalité supérieure, peut-être la « vraie » (cette véracité indiquant seulement en fait qu’on a dépassé notre cadre conceptuel et qu’on ne peut plus relativiser les observations faites). L’état supérieur entrevu ne nous est pas forcément favorable puisque la conscience de l’immensité amène à l’inquiétante perte de la conscience de soi : il y a bien des traits de ressemblance entre la participation au grand Tout indifférencié et la mort : la mort n’est pas loin puisque dans le sublime il y a un état immobile de la pensée(3).

La peur nichée dans le sublime vient d’une interprétation pessimiste possible de la fusion totale, selon que l’indifférencié est donné pour vide ou plein(4).

Un exemple classique de sublime si cher aux romantiques est l’exemple de l’expérience de la montagne, telle qu’elle apparait aux yeux du promeneur qui s’y risque. Monde grandiose, mais monde menaçant, inconnu et mortel qui glace d’effroi un observateur brusquement conscient de sa petitesse et de son insignifiance.

Les aspects positifs de l’établissement d’une définition pratique du beau

En introduction de cet article, j’ai posé que les seules bonnes définitions sont celles qui sont utiles. Je veux apporter ici quelques idées sur l’utilité de la définition que j’avance.

Meilleure connaissance de soi et du monde

Se connaître soi-même est certainement le premier aspect positif qu’apporte une définition pratique et fonctionnelle du Beau. Si on ne trouve jamais que ce qu’on cherche, disposer d’un nouvel outil pour chercher garantit plus de trouvailles.

En comprenant l’universel mécanique du Beau, on augmente non seulement sa compréhension dans le champ artistique mais aussi dans le champ social. On perçoit mieux ce qui amène à agir les uns et les autres. Par exemple l’aspect très enfantin du populisme, et de la posture si répandue de l’indignation, le fait que la râlerie suffise et que l’absence de proposition n’en condamne pas le dynamisme : c’est que nous sommes simplement là en face d’adultes restés en attente de recevoir comme on a défini rapidement ce type psychologique en début d’article. La volonté de fusion individuelle dans un mouvement même destructif, les gratifications personnelle en jouissance que cette attitude apporte d’emblée aux uns et aux autres, autrement dit une esthétique, est ce qui permet à ces mouvements aberrants de tenir au-delà de toute raison, par laquelle on ne peut donc pas les atteindre, sauf à en expliquer les causes.

En faisant jouer ces définitions nouvelles, on appréhende un nouveau regard sur le monde, probablement plus apaisé, la compréhension se substituant à l’émotion.

Si on estime que ces définitions marchent bien, on sent qu’on attrape mieux le réel, ce qui donne une puissance et un pouvoir d’action plus grand.

Beau et sublime contemplatifs sont infiniment partageables puisqu’ils ne nécessitent pas l’accès à des ressources physiques qui seraient consommées pour leur production : ne sont-ils pas une production intérieure, un changement de point de vue sur le monde ? Ils sont donc compatibles avec la paix dans le Monde, remarque intéressante par les temps qui courent.

Le dépassement héroïque du poseur de bombe se fait lui aussi au nom d’un Beau ressenti. Avoir conscience de ce qui produit l’adrénaline en moi, me permet de comprendre que ce moment heureux peut être fondé sur des actions pas forcément démentes, et peut être éprouvé à partir d’opposition ou de hiérarchie autres qui n’impliquent ni massacres, ni mouvements grandioses, ou spectaculaires, ou d’arrachement.

Meilleure appréhension de l’artistique

Notre définition du mécanisme du beau permet dans le domaine proprement artistique de mieux comprendre certains points intéressants.

Comprendre la mise en place de l’art contemporain

A sa mise en place, l’art contemporain est une action contre un élitisme aux mains des peintres, maintenu au nom d’une certaine vision de la beauté (où la hiérarchie des valeurs sous-jacentes plaçait tout en haut la peinture). Il se présente comme une protestation générationnelle contre une vieille élite, protestation qui se veut plus efficiente par l’attaque du Beau. Il ne faut pas s’étonner si l’art contemporain a pris rapidement la forme de l’idiotisme (5) : le comique est le mouvement contraire du beau.

Comprendre l’inefficacité des œuvres qui nécessitent un environnement

L’efficacité d’une œuvre est d’autant plus grande que le mécanisme du Beau y est intrinsèque (les différents points de vue sont intégrés à l’œuvre). Un cartel explicatif est souvent introduit pour mettre en scène le contexte auquel l’œuvre s’oppose, ou qu’elle prétend dépasser. Mais dépendre d’un critère extérieur, comme de l’actualité, qui peut faire aussi cartel, ou d’un commentaire de positionnement est la preuve que l’œuvre ne tient pas esthétiquement par elle-même et est en danger.

Incompréhension normal de l'œuvre

Si vous êtes artiste, il ne faut pas vous émouvoir de ce que votre travail sur la beauté n’intéresse pas forcément votre contemporain : il y a derrière votre juge une hiérarchie des valeurs qui peut garder les traces de la colonisation culturelle américaine comme : supériorité de l’abstrait sur le figuratif, ou supériorité du gigantesque sur le mesuré ; ou de l’envahissement technologique : supériorité du technique sur l’humain ; ou de l’esprit de la jeunesse et de la société de consommation réunis : supériorité du neuf sur le vieux ou le recyclé… et d’autres encore.

Beauté des maquettes

Tout ce qui fait figure de maquette et évoque un objet de dimension supérieure produit un effet de beauté. En soi-même, une maquette est illustration de Beauté, et ce d'autant plus que l'objet en vraie grandeur est de vaste dimension.

Laideur du hors-échelle

On comprend facilement à l’inverse le peu d’intérêt qu’il y a à présenter des scènes figuratives à une taille supérieure à la réalité. La suggestion d’un équivalent réel inférieur en taille fait un effet forcément pénible.

Beauté de l'esquisse

Une œuvre non finie évoque l’objet achevé, a priori supérieur par son achèvement. En soi-même une pochade a tendance à produire plus l’effet jouissif du Beau que l’œuvre finie et trop léchée qui ne laisse plus place à la réalisation du mécanisme mélioratif de Beauté. La première appelle à la fois la préfiguration supérieure de son achèvement et l’invocation du réel. La seconde n’invoque que ce dernier… donc moins de jouissance en perspective.

Conseil

Enfin un conseil : comme le beau joue en mode mineur le mécanisme de la jouissance sexuelle, ne travaillez à l’art que si votre sexualité est par ailleurs accomplie et satisfaite. Autrement vous ne ferez pas du Beau mais du sexuel.

Le rôle de l’artiste : Faire venir le Beau, puis faire durer l’extase

La connaissance de la mécanique du Beau est la plus utile non pas au moment de la création, qui est par essence intuitive et tâtonnante, mais au moment du jugement sur les résultats atteints et de la compréhension de l’œuvre faite.

Le projet artistique

La Beauté d’une œuvre peut s’évaluer à la quantité de couples de points de vue ascendants qu’on peut y déceler, qui peuvent déclencher le mécanisme du Beau. On peut prendre un papier et un crayon et en faire la liste. C’est très concret. Le gros intérêt de notre définition pratique du Beau est de permettre une évaluation directe du potentiel de séduction de l’œuvre.

L’expression artistique du Beau consiste à présenter des moments de changement de points de vue de sorte de :
- les faire percevoir le mieux possible,
- les faire durer le plus possible.

Une stratégie d’approche pour la création en art est dès lors :
- de partir intuitivement de ce qui intéresse,
- de produire des images,
- d’y dénombrer les oppositions actives de point de vue,
- d’essayer d’en renforcer le nombre.

Un premier exemple

Pour être parfaitement clair, je me permets d’illustrer les choses par un exemple personnel pris dans le domaine de la nature morte photographique :

le perdreau de Tara
Catherine Auguste et Henri Peyre
Le perdreau de Tara

Tara est le nom de la jeune chienne de Nicolas Casseron, excellent voisin à Rochechouart, que je salue ici. Encore quasiment chiot, Tara a levé son premier perdreau et Nicolas nous a offert l’animal pour faire une nature morte. Merci encore, Nicolas.

Dans cette photographie nous avons essayé de multiplier les points de vue mélioratifs :

Un point de vue photographique (une photo) passe à un point de vue pictural (on croit voir une peinture). Comme nous trouvons que la peinture offre des matières plus belles que la photographie, ce changement de point de vue est pour nous mélioratif.

La présentation de la photo dans un cadre, comme une peinture, accentue ce changement de point de vue mélioratif.

Ces objets en désordre sur une table laissent percevoir une organisation arbitraire, un ordre. Cela vient naturellement de la composition sous-jacente, qui se découvre peu à peu. Comme nous avons toujours trouvé très beau d’amener de l’organisation au chaos, ce passage de l’insensé au sensé, ou du désordre à l’ordre est pour nous mélioratif.

La forte géométrisation de la composition est d’une grande lisibilité : elle est composée d’un triangle flanqué de 3 ellipses (pavillon de la trompette, tuyau du cor, et, plus vaste et interrompue, ellipse qui parcourt le bord haut du tuyau de corps et traverse le perdreau en le pliant). Nous voulions que la composition soit très lisible parce que le résumé géométrique et la synthèse nous ont toujours plu.
Par ailleurs le fait que le perdreau se plie à la composition cachée en tordant son corps en arc montre que c’est elle qui dirige l’image. Ce n’est ainsi pas une représentation de chasse qu’on voit, mais une construction géométrique qui domine la scène au point d’en arranger les composantes, et nous trouvons cela mélioratif, étant sensible à l’émerveillement de la révélation du sens.

Par essence la nature morte suggère l’absence de l’homme, ou la vie tranquille après que l’homme se soit éloigné (à ce sujet voir la page https://www.galerie-photo.com/nature-morte.html). Mais on ne sait jamais si la disparition de l’homme est une petite disparition (il est parti aux toilettes) ou une grande disparition : si on avait cadré la vue autrement, on l’aurait vu étendu, mort, sur le sol en pierre, juste à côté).

Toutes les natures mortes parlent ainsi pour nous de la condition humaine, raison générale pour laquelle la nature morte est, toujours pour nous (et bien à l’inverse de ce qui est couramment admis), le genre phare et indépassable de la peinture. Nous considérons qu’une nature morte présente de fait toujours, par essence, bien plus que les quelques objets qu’elle montre ; elle dévoile le tragique de notre destin. Il y a là donc, par essence, un changement formidable du point de vue, de la petitesse du sujet au grandiose de ce qui dans le fond est exprimé, autre changement de point de vue mélioratif qui emmène vers la jouissance du Beau.

Associé à ce dernier point, nous fascine que la nature morte se présente si souvent sous forme d’une scène de théâtre éclairée, dont les acteurs sont ces objets muets. Même si la représentation d’objets est antérieure, on retrouve derrière le genre de la nature morte la fascination tragique du théâtre français du XVIIe, une époque où le théâtre était l’art majeur. Où les livrets mettaient en scène des vies parcourues et emportées par les forces obscures et irrésistibles du destin. Que voilà encore un autre bon changement de point de vue mélioratif, et quelle jouissance de passer ainsi de cette table en pierre à la scène du théâtre des Dieux !

Mais ajoutons-en une autre : la table a été faite à partir d’un méchant polystyrène, peint en trompe-l’œil, pour venir nourrir et théâtraliser notre scène. Heureux nous sommes qu’elle soit devenue ce plateau de pierre suspendu dans le vide de l’existence ! Encore un jouissif point de vue mélioratif.

Il faut parler enfin de la lumière. Une nature morte est un groupe d’objets qui, pour nous, doit sortir de la nuit. On doit, en regardant la scène, sentir la menace de la mort obscure qui partout rôde, et toujours considérer la lumière en envisageant la possibilité qu’elle ne soit pas. Autrement dit une nature morte théâtralisée est un hymne à la lumière, qui fait sentir aussi sa fragilité extrême. En cela elle répond à la perfection au projet photographique, qui est dans sa constitution de dessiner avec la lumière. Nous avons là, dans la fragilité révélée de la lumière, la possibilité d’un changement de point de vue pas mélioratif mais neutre. Ce qui doit conduire à une remarque supplémentaire.

Une remarque

Une fois que le changement de point de vue mélioratif fondant le beau est marqué, et qu’on a même accumulé le plus possible de ces points de vue, en fonction de ce qui constitue nos valeurs, bien sûr, on peut prolonger la jouissance du beau en faisant scintiller des points de vue moins, ou pas, marqués par cette échelle des valeurs.

Souvent ainsi, par exemple, les peintres mettaient dans leurs natures mortes de nombreux détails permettant d’entrer plus avant dans la vie de la personne absente.

Comme nous avions dans cette photographie suffisamment de changements de points de vue mélioratifs, n’avons pas jugé utile de le faire, aimant aller droit au but. Mais le procédé peut avoir une utilité en augmentant le temps pendant lequel le spectateur reste dans la découverte de l’œuvre ; en cachant plus longtemps l’arrivée de la jouissance du fond, cela peut aussi la rendre plus fulgurante quand elle se découvre enfin. Nous sommes là dans de la stratégie et presque de l’embrouille… pour notre part, nous préférons rester directs, regrettant que la diversité extrême des cultures et des valeurs, en établissant des hiérarchies très différentes des nôtres, brouillent déjà suffisamment la compréhension du Beau que nous aimons pour le tiers auquel l'œuvre est adressée.

Définition du travail artistique

Autrement dit à la définition :
Le beau est basée sur une copie atténuée de l’expérience sexuelle. On pose qu’il est le sentiment de jouissance produit par la conscience d’un sujet dès lors qu’une situation qui semblait obéir à un point de vue peut tout d’un coup lui sembler pouvoir relever aussi d’un point de vue autre, perçu comme plus élevé et remarquable que le premier.
On peut ajouter celle-ci :
Une jouissance mineure (parce que moins heureuse) est produite par la conscience d’un sujet dès lors qu’une situation qui semblait obéir à un point de vue peut tout d’un coup lui sembler pouvoir relever aussi d’un point de vue autre.
Nous avons ici enlevé à la définition la mention perçu comme plus élevé et remarquable que le premier.

Le travail de l’artiste consiste à créer des objets où il fait apparaître le Beau (en jouissance majeure) y ajoutant éventuellement des jouissances mineures, qui maintiendront en alerte la sensibilité exacerbée du spectateur aux changements de points de vue, sans procurer pour autant le même effet que le Beau.

Enfin, pour aller encore plus loin, on pourrait avancer que la beauté d’une œuvre pourrait être mesurée par la quantité de points de vue qui la parcourent, d’abord ceux qui créent la beauté, ensuite ceux qui, sans créer de beauté, ne créent que des sensations plus courtes que quelque chose d’autre peut être révélé.

Naturellement cet inventaire doit se faire avec la conscience de la hiérarchie de valeurs de qui l’énonce, puis que c’est une condition sine qua non de la possibilité de percevoir le Beau. Il est sous cet aspect également inévitable que la jouissance dépende considérablement des associations que peut faire celui qui regarde l’œuvre, autrement dit de sa culture. A cet égard, plus l’œuvre présentera de points de vue différents possibles et plus elle sera efficace, présentant à l’observateur plus de portes d’entrée pour sa propre analyse.

Un autre exemple : La Beauté de la Joconde

 

joconde
Leonard de Vinci - La Joconde



A quoi tient la Beauté de ce célèbre tableau ? Pour essayer de le préciser nous partons, suivant notre méthode, à la recherche des points de vue possible sur la très célèbre œuvre de Vinci.

En première approche, si vous vous dirigez vers le tableau au Musée du Louvre, le premier contraste, le plus frappant, est très certainement celui qui oppose la foule des visiteurs entassée devant le tableau et la solitude de Mona Lisa, retirée derrière ses panneaux de verre. La vie, l’agitation, le bruit dehors, la paix, le repos, le silence au-dedans. Les chatoyantes couleurs des vêtements des visiteurs dehors, l’harmonie des bruns, verts et bleu au-dedans. Le contraste est mélioratif parce qu’on a sous le regard la représentation des sujets et du prince, de la soumission et de l’admiration devant une figure impériale. Cet aspect du Beau tient peu, il faut en convenir, au tableau lui-même, mais plus à l’aura que la présentation et la popularité de l’œuvre crée autour de la peinture.

La figure de Mona Lisa est installée en net détachement d’un arrière-plan traité en sfumato, peu lisible, complexe avec ses chemins entortillés. L’absence de plans médians et la seule présence de plans lointains la détache de façon irréelle du monde auquel elle appartient, lui-même déjà fortement imaginaire. Elle semble une représentante avancée, beaucoup trop avancée même, en avant de ce paysage ancien. Elle en est au sens propre détachée.

Pour le visiteur, la Joconde semble déjà hors du paysage représentée dans le tableau. Or elle est aussi très détachée de l’espace auquel il appartient lui-même. Autrement dit, le visiteur est confronté à l’impossibilité de situer la figure représentée spatialement. Pendant qu’il a lui-même, dans la foule, beaucoup de mal à trouver le bon endroit pour voir au mieux le tableau, il perçoit le personnage de la jeune femme, en percevant un vaste espace duquel elle semble s’être échappée (l’arrière-plan du tableau), et auquel elle ne semble plus appartenir, étant dans une sorte d’avant-plan spatial non défini, pas encore dans l’espace du spectateur, mais déjà hors du fond du tableau. Le spectateur, dans la promiscuité de la foule qui se presse est prisonnier dans un espace contraint, voit l’immense espace en arrière de Mona Lisa et conçoit en même temps la liberté de cette femme qui s’en est échappée, placée qu’elle est dans un entre-deux mystérieux et insaisissable, double liberté ! Résumons : le spectateur passe de l’épreuve d’un espace contraint à l’expérience d’un double espace tellement largement déployé qu’il est insituable, deuxième expérience méliorative donc.(6)

Juste après avoir fait éprouvé ces deux expérience mélioratives très dérangeantes, le spectateur, qui cherche quoi en penser, viendra s’arrêter aux traits de Mona Lisa : d’abord les yeux, très réguliers et inexpressifs, qui ne le renseigneront guère, puis la bouche, peu expressive, mais peut-être légèrement souriante… enfin, en regardant mieux, et sous l’influence de la domination exercée par ce personnage lors des deux premières sensations mélioratives, le spectateur ressentira peut-être, parce que l’œil le plus proche de nous, le plus à droite, est légèrement plus en amande et donc nous semble plus fermé que l’autre, une légère raillerie, ou au moins l’expression d’une domination légèrement ironique… comme si le sujet du tableau, au final, maîtrisait l’expérience du Beau !

En conclusion sur la Joconde et le Beau. Le Beau est constitué pour ce tableau par la présentation iconique mise en place par le musée d’une part, par un jeu spatial venant de ce que le personnage a été représenté par Vinci très éloigné de son arrière-plan d’autre part. L’expression de légère supériorité du personnage renforce finalement avec subtilité l’effet de Beau en accentuant chez l’observateur la conscience qu’il appartient à un monde subalterne : une sorte de catalyseur de l’effet de Beau.

En conclusion de la conclusion : de nombreux musées de France et du monde entier pourraient se fabriquer leur propre Joconde : il suffit de trouver dans le musée un portait bien peint (sans plus(7)) et détaché nettement de son arrière-plan, présentant sous des traits peu expressifs une légère expression de domination. Ensuite il faut en théâtraliser nettement la présentation. Au moins mettre beaucoup d’espace autour, le présenter en recul derrière deux verres et avec un éclairage approprié. Tout cela fera convenablement l’affaire et nous semble assez facile à atteindre.

Encore un exemple : l’expression du Beau chez le peintre Henri Goetz

pastel herni goetz
Henri Goetz - Pastel sur papier 90 x 123 cm (1978)
extrait de l'inventaire de Frédéric Nocera en
https://henrigoetz.com

En guise d’introduction sur Henri Goetz

Henri Goetz est présent dans de nombreuses collections publiques ou privées autour du monde mais reste pourtant encore peu connu du grand public.

Il existe de très nombreux livres sur ce peintre américain qui a choisi la France après la seconde guerre mondiale. Je recommande pour la grande qualité des illustrations plus que pour le texte le livre Goetz, de Jean-Pierre Geay, aux éditions Cercle d’Art(8). On trouve toutefois un texte largement meilleur avec beaucoup plus de propos de Goetz lui-même dans le livre Henri Goetz de Frédéric Nocera avec une plus large représentation de sa période surréaliste.

Cet artiste humaniste, modeste, mais infiniment libre(9) a connu tous les artistes de l’après-guerre, s’est lié à beaucoup mais inféodé à aucun. Il a été un grand inventeur dans le domaine des matériaux et on lui doit l’invention de la gravure au carborundum et un gros travail de mise au point du pastel gras déjà inventé à la fin du siècle précédent.

Pour mieux situer Henri Goetz, je veux citer quelques extraits du livre de Geay ici. On retrouvera ces extraits en fin de volume sous le chapeau Entretien avec Henri Goetz, à partir de la page 197 (en italique les questions posées) :

[J’ai suivi une formation d’ingénieur électricien ]
«(…) au Massachusetts Institute of Technology. Et à Harvard, j’ai étudié l’histoire de l’art. (…) (…) je voulais inventer un monde. Mon grand-père avait été inventeur. »

« J’avais lu une phrase – qui me semble très banale aujourd’hui mais qui m’avait beaucoup plu à l’époque – de Kandinsky (…) : « Créer un tableau c’est créer un monde » ou quelque chose comme ça… Ce monde n’était pas un paysage mais un espace et les formes étaient pour moi des formes que je croyais avoir inventées ».

Quelle serait [votre idée centrale] ?
« C’est très difficile à savoir soi-même, mais sans doute, l’on s’en approche en parlant d’invention, de forme collective de la vie – dans le sens de rapprochement entre les hommes – de vérité intérieure, de démarche inconsciente… et tout ça forme un tout qui est difficile à préciser, mais qui existe. »

« (…) je trouve que l’espace est dimensionné aux quatre côtés du tableau. Pour moi, un tableau c’est un tout, c’est un monde, c’est un univers et tout se rapporte à ce qui se passe à l’intérieur (même s’il prend des éléments de l’extérieur). Et si quelque chose sort du tableau, le tableau n’est pas complet : tout doit rentrer, rien ne doit sortir. L’espace est ce qu’il y a dans le tableau. Chaque tableau, pour moi, est un autre espace mais à chaque fois un espace complet, entier. »

Préférez-vous donner dans vos tableaux l’idée de mouvement ou de stabilité ?
« De mouvement : j’aime la vie et la vie est pour moi tout ce qui bouge. Un tableau doit être vivant, je ne m’intéresse pas aux choses mortes. »

« J’étais plutôt maniaque et obsédé, avant la guerre surtout, par l’idée de la mort. J’ai donc cherché les techniques les plus solides et les plus résistantes. »

« J’ai connu un jeune peintre, mort depuis, dont il ne reste rien aujourd’hui ni de sa vie nie de son œuvre. On a l’impression de n’avoir servi à rien. »

« Au début de la guerre, je me souviens avoir dispersé mes tableaux dans des caves différentes pour les préserver. Maintenant que mes tableaux sont un peu partout je n’ai plus cette angoisse. Je pense qu’il restera quand même quelque chose. Tout est éphémère, certes, nous ne pouvons prétendre à l’éternité mais nous pouvons espérer durer au moins quelques centaines d’années. Il me serait très pénible de penser que mes tableaux disparaîtraient avec moi ; j’aimerais laisser quelque chose de mon passage. J’ai donc gardé mes vieilles couleurs solides, par habitude. (…) pour moi durer est très important »

Les 3 formes du Beau chez Goetz

L’expression du Beau prend trois formes chez Henri Goetz :

Une représentation en deux dimensions qui suggère un espace 3D : des formes en 2D flottent au-dessus d’un fond lui aussi en 2D en opposition de contraste clair sur foncé ou foncé sur clair. Première invocation du Beau : deux dimensions expriment (malgré l’absence de perspective inhérent au tableau abstrait) un espace 3D.

L’absence complète de lignes verticales ou horizontales permet de fabriquer des compositions dynamiques qui suggèrent un mouvement (un flottement doué d’une certaine cinétique) : la matière inerte du tableau donne une impression de vie. Deuxième invocation du Beau : un medium inerte exprime le mouvement et la vie.

Les couleurs et matières très raffinées et subtiles, l’exigence d’Henri Goetz, (hélas si rare chez les artistes) d’une qualité des composants qui garantit la meilleure durabilité dans le temps culmine dans les œuvres au pastel sec, fixées puis achevées au pastel gras ; ce souci qui touchera celui qui s’est intéressé de plus près à l’œuvre de cet artiste pointe une troisième perception du Beau possible chez le spectateur : un fragment de réalité (un tableau) devient un monde complet doué d’éternité (eu égard à son potentiel de conservation record).(10)

Conclusion

Nous avons introduit la définition d’un Beau comme mécanisme opérationnel chez l’observateur, et non comme attribut de l’objet qui en est le prétexte, et montré que cette définition permet de comprendre en quoi le Beau est universel et fonctionnel.
Nous avons vu que la notion de sublime découlait naturellement de cette définition, tout comme la notion de comique.
Nous avons vu comment peut travailler l’artiste, en augmentant le nombre de points de vue dans son œuvre, qui y est une mesure directe du succès, puisque constituant autant de prétextes à jouissance.

Nous voudrions terminer en disant un mot du rapport du Beau au pouvoir :

Le jeu classique du politique est de faire croire au citoyen qu’il appartient à un grand tout : région, nation, race, religion, autant de prétextes à fusion qui déclenchent le mécanisme du Beau. Le visage du politique qui produit cette révélation est alors positivement associé à la jouissance émotionnelle du Beau engendré par cette révélation.

Une pratique courante dans le domaine est l’organisation de grands défilés militaires ou civils ou la participation à des événements sportifs où se jouent des communions de grande ampleur : l’individu s’y fond à la foule. Dans ces moments chacun ressent vivement la beauté du passage du moi au tout collectif, mais l’identification instantanée au groupe dans lequel l’individu se fond peut aller jusqu’à générer une extase dangereuse (mécanique du sublime) ; celle-ci peut amener des esprits faibles à la perte complète de la conscience d'eux-mêmes.

Notre tentative de définition du Beau peut constituer, du moins je l’espère, un utile antidote.

Une fois le mécanisme de la beauté et du sublime compris, et que la sensibilité à la perte du soi est bien digérée, on peut remplacer leur jouissance par celle de la lucidité, qui est supérieure, parce que c’est une conquête encore plus difficile : elle constitue alors un dépassement final, qui vient se placer naturellement en haut de toute la hiérarchie personnelle de valeurs qui sous-tend la jouissance du Beau. Cette lucidité permet de garder son attention et son jugement. Elle est un utile garde-fou empêchant toute participation à une folie collective et permet de conserver un meilleur rapport au réel dans un rapport d’acceptation modérée à la décalque de la jouissance sexuelle, enjeu caché du Beau.

La fusion sexuelle nécessite pour son parfait aboutissement partenaire et possession, donc concurrence dans un espace de rareté, donc signifie conflit inévitable.
On peut comprendre que l’établissement de sociétés globalement pacifiées et stables nécessite de passer de la préhension sexuelle pure et directe à une société de l’esthétique où règne le plus possible et d’une façon, intellectuellement digérée et non pas subie, Beau et Sublime.
A cet égard, les sociétés où les arts connaissent un bannissement du beau nous semblent devoir fatalement revenir à la barbarie et à la lutte directe de chacun contre tous.

 
Notes

 (1) Il y a chez Schopenhauer une métaphysique du sublime de l’espèce qui débouche sur la compassion (Le Monde comme volonté et comme représentation, chap. XLVII). Nietzsche avait en horreur cette dernière chez son glorieux aîné, la percevant limitativement comme une consolation pour âme faible. A ce propos il faudrait voir si le Don ne peut pas avantageusement remplacer la compassion : on sait que Schopenhauer prônait un renoncement à l’action pour que l’individu s’épargne les souffrances d’un vouloir-vivre qui se heurte au vouloir-vivre des autres. L’intérêt de l’exercice du Beau à ce titre est qu’il donne une grande jouissance dans l’ordre du contemplatif, donc sans heurter le vouloir-vivre d’autrui. Mais le don est, lui, compatible avec l’action, voir https://www.galerie-photo.com/oeuvre-art.html
 
(2) Quand les Anges tombent (1959), court-métrage de Roman Polanski
DVD Roman Polanski :
sept courts-métrages
collection Wild Side Video - les Introuvables
Universal - EDV 1382 - 301 460-2
 
(3) Sur le sublime, l’écrivain Robert Musil est incontournable. Nietzsche a principalement exploré le jeu de l’Apollinien au Dionysiaque. Le dionysiaque est celui qui casse les limites de l’apollinien. On est dans l’acte de franchissement. Il n’y a pas un état prolongé du dionysiaque : c’est un état de destruction libérant joyeusement la possibilité de création. L’Autre Etat, recherché par Musil dans l’Homme sans Qualités, est un état contemplatif prolongé de conscience de fusion dans le tout, positif parce qu’ancré dans l’amour. Si Nietzsche est encore dans l’effort de l’arrachement, Musil est un peu plus loin : dans la tentative de description d’un monde positif au-delà de la perception individuelle, dans la béatitude. Dès lors le problème lancinant devient l’impossibilité de l’action ; secondairement l’impossibilité de donner du sens aux choses, qui se manifeste dans le roman par la discussion continuelle du sens de l’action politique, de la morale chez les fous et même du sens de l’inceste entre frère et sœur, devenant la représentation symbolique de l’intimité comme forme d’amour dépassant toute autre forme.
 
(4) Ainsi le catholicisme veut-il en donner une vision positive (« Dieu est Amour ») mais ne parvient pas à se défaire de l’obsession de mort.
 
(5) Voir le livre de Jean-Yves Jouannais : l’Idiotie, chez Flammarion, ISBN ‎978-2081406834.
 
(6) Je passe sur d’autres arguments d’émotion possible, qui me semblent subalternes comme : la jeune fille, éternellement jeune, qui nous vient du fond des âges, argument qui renvoie le spectateur à sa finitude.
(7) personnellement je trouve le nez de la Joconde long comme un jour sans pain.
(8) Goetz, de Jean-Pierre Geay, aux éditions Cercle d’Art, ISBN 2-702202497 https://www.tobeart.com/LivreMonographie/Goetz-CercleArt89.html
On trouvera une présentation générale sur le peintre Henri Goetz sur wikipedia en
https://fr.wikipedia.org/wiki/Henri_Goetz
Et un grand nombre de reproductions de tableaux sur le site de https://henrigoetz.com l’éditeur de son catalogue.
et aussi :
Henri Goetz de Frédéric Nocera / Catalogue raisonné, Peintures et oeuvres sur papier, Tome 1, 1930-1960, Editions Garnier Nocera, ISBN 2-909779-25-4, 2001
(9) La très belle interview de Henri Goetz de 1983 est édifiante à ce sujet : https://henrigoetz.com/souvenirs-henri-goetz-paris-1983/
(10) Goetz a progressé toute sa vie, et plus son œuvre avance et plus elle apparait aboutie autour de sa recherche personnelle du Beau. En passant : les prix des œuvres de Goetz sont anormalement bas par rapport à leur qualité. N’hésitez-pas à acheter ; privilégiez à l’achat les œuvres tardives sur les œuvres surréalistes du début (qui sont les plus chères aujourd’hui). Signalons à ce sujet que Goetz a été un graveur passionné très attentif à la qualité et à la durabilité des pigments employés et qu’on peut donc aussi acquérir de magnifiques œuvres sur papier à un prix somme toute modique, eu égard à la qualité de cet artiste exceptionnel… et à la jouissance esthétique que son travail peut introduire dans le lieu où il est exposé.
 

 

 

    dernière modification de cet article : 2024
     

 

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