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le peintre
l'auteur
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Henri Peyre
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Peu de gens connaissent aujourd'hui le peintre Schenck, pourtant un excellent peintre du XIXème qui eut ses moments de gloire au très concurrentiel Salon de Paris(1). L'artiste présente aujourd'hui un intérêt certain pour les amoureux de l'image photographique, invitant à méditer sur le sujet et son expression.
La vie professionnelle de Schenck débute à Glückstadt, alors au Danemark. Au début Schenck est dans les affaires. Il fait commerce de vin vers l'Allemagne, la Russie et enfin à Porto, au Portugal, où il s'établit quelques années avant que son entreprise ne s'effondre. Ruiné il revend ce qui lui reste et part vers Paris. Assez rapidement il va à Villiers-le-Bel puis à Ecouen où il s'installe jusqu'à sa mort. Il gardera toute sa vie une activité économique indépendante de l'art pour soutenir sa production en peinture, montant une affaire de teinture avec un associé. Il est probable que la violence des secousses économiques et sociales subies dans sa propre vie professionnelle aura marqué son art.
C'est lors de son arrivée en France, peu avant la trentaine, qu'il se rapproche nettement de la peinture, en suivant les cours du peintre de portrait néo-classique Léon Cogniet(2), bientôt professeur à l'Ecole des Beaux-Arts de Paris.
Léon Cogniet - portrait de la veuve Clicquot - Boursault avec son
arrière petite-fille Anne de Rochechouart de Mortemart, future
Duchesse d'Uzès (1860-1862), Collection Château de Brissac.
L'influence de ce maître sera manifeste sur les peintures de Schenck : il retient l'importance de la qualité de l'expression des êtres, la nécessité de l'organisation en scène théâtralisée avec premier plans, personnages judicieusement placés, lointains soignés et coups de lumière arbitraires aidant le regard du spectateur à hiérarchiser l'importance des personnages dans l'action.
La première trace publique du peintre Schenck est sa participation à l'Exposition Universelle de Paris en 1855.
Peu à peu, à un moment où les regards du public sont encore tournés vers la grande peinture d'histoire, Schenck devient avec Rosa Bonheur(3) un des deux spécialistes les plus connus de la peinture d'animaux.
Il élèvera dans sa grande maison d'Ecouen les moutons, chevaux, vaches et autres dindons qui peupleront ses tableaux.
Schenck fera tout au long de sa vie de fréquents voyages en Auvergne.Ces voyages inspireront les paysages dans lesquels sont placées les scènes animalières qu'il compose.
August Friedrich Schenck - Moutons et berger
huile sur panneau de bois - 43cm x 21,5 cm - Collection privée
Un grand merci
à Henri Gaud
dont le coup de main
a permis la réalisation
rapide de cet article !
Schenck a peint de nombreux animaux différents, mais il a surtout peint des moutons. La peinture ci-dessus donne une excellente idée du but poursuivi. Le niveau du regard de l'observateur, donné par l'horizon, est peu ou prou au niveau du troisième mouton qui est au centre de la scène. Ce mouton nous regarde dans les yeux et est en plein milieu de la scène... mais on ne le remarque pas tout de suite. Le regard du spectateur aborde la scène par le mouton du 1er plan, le deuxième depuis la gauche, souligné par le meilleur contraste de noir et de blanc. Ce mouton est fier et dominateur : il est placé au-dessus de l'horizon, donc au-dessus de nous. Il est détaché du premier mouton à gauche par le noircissement totalement arbitraire de ce dernier, véritable effet de théâtre, accessoire pour la mise en valeur du mouton dominant. Seulement après en avoir fini avec ces deux moutons, on découvre le troisième mouton qui n'avait cessé de nous contempler tandis qu'on regardait les deux autres. Il nous regarde toujours, à notre niveau et les yeux dans les yeux, tandis que nous le contemplons à présent. Il est dans l'ombre, comme nous, qui sommes hors de la scène. Pas de doute ce mouton est un autre nous-mêmes et ces moutons nous parlent de notre condition.
Les hommes des moutons ? La religion a largement et depuis longtemps popularisé l'image des hommes-moutons du berger Christ ; il n'y a pas grand effort à faire pour accepter ce symbole qui a déjà beaucoup marché. On regarde alors le berger. Est-ce une représentation de Dieu ? Et force de reconnaître qu'il a l'air bien médiocre ce personnage de berger effacé au loin. Qu'il a l'air bien palot avec son gros ventre ; que le peintre l'a rejeté bien loin de l'action et de notre attention. Le vrai dominant est bien le mouton du premier plan, celui qui d'emblée avait attiré notre regard. Ce mouton est bien campé comme un homme calme et fier.
Alors une épouvante vient teinter cette petite scène des champs : et si ces moutons-humains n'avaient rien à attendre de ce gardien faible et indifférent ? Si nous étions comme ces moutons des animaux fiers mais abandonnés à notre sort ? Une lente épouvante s'insinue déjà dans cette composition ambiguë. Trois peintures sorties de trois grands musées du monde, plus explicites, vont à présent venir conforter cette première impression.
Dans ces trois grandes compositions le peintre Schenck va pousser plus loin, au travers de mises en scène symbolistes percutantes, à la fois l'expressivité et la violence des sentiments d'effroi et d'abandon.
Dans le tableau "Angoisse" ci-dessous, Schenck présente la vision d'un agneau mort, que sa mère tente encore de maintenir à l'écart des oiseaux qui viendront le "finir". Scène horrible ; le souffle de vie s'est enfui du corps de l'agneau tandis que la chaleur sort encore, pour rien, de la gueule de la mère. Schenck met en scène le chaud de la vie contre le froid d'une nature sans pitié, des animaux blancs contre les sombres corbeaux en oiseaux de mort, la multitude contre cet animal isolé qui défend encore, de toute sa maternité désespérée, son enfant éteint... Chez Schenck, l'expression du sentiment est portée à un niveau sans pareil d'efficacité. L'œil du spectateur est dominé par la figure de la maternité : notre œil est au niveau de celui des oiseaux noirs. Nous sommes comme eux, impuissants ou complices, à guetter la fin tragique de cette épouvantable affaire, et... comme avec le premier tableau, nous sommes encore une fois renvoyés à nous-mêmes... d'autres nous-mêmes viennent encore par derrière, pour assister à ce spectacle insupportable.
August Friedrich Schenck - Angoisses - vers 1876 - 1878
National Gallery of Victoria - Melbourne, Australie
August Friedrich Schenck - vers 1885 - L'Orphelin - Souvenir d'Auvergne
176x250cm - Musee d'Orsay, Paris
Notre regard est dominant, comme celui de tous les oiseaux noirs, et
nous sommes de nouveau obligés de nous identifier à ces tristes personnages,
qui attendent tranquillement un dénouement odieux, lequel arrivera
de toutes façons. C'est au spectateur qu'est adressé le regard
implorant du petit animal, comme si nous seuls pourrions encore le
tirer de là... mais nous savons déjà qu'en tant que nous sommes
des oiseaux comme les autres, et ne faisons qu'observer, nous ne
ferons rien.
A noter, il n'y a plus de berger qui tienne, ni dans cette peinture,
ni dans la précédente. Le berger du premier tableau n'était pas le berger de la religion ; il était sans
puissance sur les choses et il a donc tout naturellement été retiré
dans ces tableaux plus implacables. Puisque, de toutes façons, il n'était pas dans
cette histoire d'abandon, de faiblesse, de vie et de mort.
Puisqu'il était
impuissant et ne pouvait compter : le monde de Schenck est un monde
laïc...
Souvenir of Auvergne - circa 1873 - 147 x 248cm
MET (Metropolitan Museum of Art) - New-York, USA
Dernier exemple, dans cette reproduction en noir et blanc d'un
tableau de Schenck conservé au Metropolitain Museum of Art de
New-York. Le noir et blanc permet de bien repérer les deux sujets
principaux, dans cette tempête qui se lève, sujets principaux bien
signalés par les deux meilleurs contrastes :
- En premier le groupe de droite, avec les bêtes apeurées, sans
berger, qui semblent implorer la protection du mouton à tête noire,
le seul qui domine notre regard, le seul qui ose regarder vers le
danger.
- En second les deux chiens, impuissants à protéger les moutons qui
ne comptent pas dessus : eux aussi se rassurent en se frottant
l'un contre l'autre. L'un des chiens ose encore regarder le
danger, mais il est en retrait du mouton qui l'affronte en première
ligne. On notera en sommet de la composition triangulaire, mais très au loin, la croix que la nuée
aura tôt fait de faire disparaître. Décidément la religion n'est
d'aucun secours.
Encore un ultime tableau laïc de l'abandon et de l'effroi, dans une
nature où le froid et la mort en prennent à leur aise ; et devant
eux des êtres sociaux qui tentent comme ils peuvent d'oublier par
quelques gestes la précarité de leur existence et leur immense
solitude... toute la condition humaine !
L'histoire de la photographie a consacré une ânerie : la photographie pourrait être documentaire et objective.
Mais les tableaux de Schenck aux moutons pourtant si réalistes nous rappellent que toute image de tout objet peut montrer bien autre chose que ce qui a l'air d'être donné à voir ; tout est question de mise en scène, de composition. A un moment, le choix de placement d'un animal ou d'un horizon peut faire basculer une image dans le symbole et une expression d'une grande force. Si la photographie a commencé peu à peu à se guérir de son illusion d'objectivité, liée à ses rapports historiques avec la peinture, les photographes sont encore bien loin de systématiquement penser à utiliser la symbolique inhérente à leurs images. Puissent ces quelques magnifiques peintures de Schenck leur donner envie d'y aller voir !
(1) Schenck participe participe au Salon dès 1857 (il a 34 ans) et il y obtient une médaille en en 1865
(2) Sur Léon Cogniet, maître de Schenck, lire https://fr.wikipedia.org/wiki/L%C3%A9on_Cogniet
(3) Sur Rosa Bonheur voir
Wikipedia :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Rosa_Bonheur
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