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l'auteur
Michele Vacchiano est un photographe
italien parlant très bien le Français. Il organise périodiquement des
randonnées photographiques dans le piémont italien.
Sa passion est la photographie de montagne.
Pour le contacter :
info@michelevacchiano.com
www.michelevacchiano.com
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Ce texte de Michele Vacchiano, photographe de grand format italien,
spécialisé dans la photographie alpine et parlant fort bien le Français,
nous rappelle combien la photographie, comme tout art, peut être intimement
liée à la vie et au bonheur. A l'inverse de Sérusier qui énonçait que tout
tableau est avant tout constitué de couleurs en un certain ordre assemblées,
Michele nous rappelle que tout art peut aussi être une expression quasi
ritualisée du bonheur, une façon absolue de participer au mieux à l'instant
présent... deux conceptions absolument opposées !
Henri Peyre
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Une randonnée au paradis
"Mais… qu'est-ce que c'est que ça ?
- Mon appareil photo !"
Claudia m'examine comme si je sortais d’un navire spatial. Elle
regarde son Yashica avec zoom 28-210 puis la Wista DX montée sur le
trépied en bois.
"Et tu vas en montagne avec… avec ça?
- Et pourquoi pas?"
Elle garde le silence pendant une trentaine de secondes, enfin
secoue la tête et murmure : "Tu es fou…"
A deux heures de là nous grimpons vers le refuge
Vittorio Emanuele, au milieu du Parc National du Grand Paradis. Mon
amie a déjà pris ses quarante photographies et moi toujours aucune.
C'est que j'attends la lumière parfaite, le moment magique,
l’instant enchanté où toutes les choses seront à leur place. A ce
moment je sortirai l’appareil du sac. Et il me faudra vingt minutes
pour faire une seule prise de vue.
Lorsqu'on parcourt les montagnes avec le grand format il faut prêter
attention aux poids. Quand j’étais jeune, j’introduisais dans mon
sac toutes les sottises du monde, même le filtre cross-screen, un
drap noir en cachemire qui pèse ses deux kilos, trois ou quatre
objectifs par peur de manquer… le tout s’ajoutant à une Graflex
Super Graphic en métal, aussi lourde que robuste. Une hernie du
disque et six mois de corset en plâtre plus tard je voyagais plus
léger. Une Wista DX prenait la place de la Super Graphic : moins
lourde, plus gracieuse, moins "américaine", en somme. Surtout la
Wista a beaucoup plus de mouvements sur la planchette antérieure et
sur le dos. Il est possible de la plier avec l’objectif monté, s’il
est suffisamment petit. J’utilise comme objectif normal un
Rodenstock Sironar de 150 mm et le laisse toujours monté. Comme le
soufflet dépasse à peine les 30 cm, j'ajoute à l’objectif normal un
Horseman Teleconverter 2x. Ainsi je peux doubler la focale avec un
tirage inférieur a celui qui serait nécessaire pour un objectif 300
mm traditionnel, en conservant encore la possibilité de tirage pour
les prises de vue rapprochées. Quelquefois j’utilise aussi un
Schneider Apo-Symmar 210 mm, parce que son cercle d’image est plus
grand que celui du Sironar. Pour le paysage en montagne il ne me
faut rien d’autre. Le trépied est un Berlebach en bois avec colonne
basculante (trois kilos tout compris). Plutôt que les châssis
traditionnels j’aime mieux utiliser les films à chargement rapide
Kodak Readyload ou Fuji Quickload, à introduire dans le dos chargeur
Polaroid 545. Ce n’est pas seulement une question de poids, mais
aussi de propreté : en chargeant les châssis dans la chambre noire
il peut arriver que de la poussière se pose sur les plaques. Un
petit drap noir, le posemètre Sekonic, le déclencheur souple, un
filtre polariseur et deux filtres pour le noir et blanc complètent
mon équipement de montagne. En tout, moins de six kilos.
Au refuge, je trouve qu'il y a trop de monde.
Ceux-ci viennent de Rome ou des alentours. Probablement ne sont-ils
jamais venus en montagne : il bavardent à haute voix et se fichent
de semer le papier du chocolat. Ceux-là sont de vieux Alpins qui
viennent probablement de Vénétie. Ils chantent à tue-tête, le
chapeau plumé vissé sur la tête : "Per noi ci vuole uno che ci
sappia comandar!" (il nous faut un chef qui sache nous imposer ses
ordres).
Je déteste ce "peuple des refuges", ces gens qui se croient des
héros parce qu’ils ont marché trois heures et qui braillent comme à
la plage. Claudia est fatiguée mais je ne supporte pas de rester là.
Je la presse de monter encore un peu, jusqu'au dessus du clapier qui
domine le refuge vers le glacier du Grand Paradis. Là haut est le
silence, la pureté de la montagne, le parfum de la neige emportée
par le vent.
Elle me suit un peu maussade, parce qu'elle déteste le clapier.
J’essaye de lui trouver la voie la plus facile parmi les grandes
pierres. Enfin nous traversons un petit ruisseau qui vient du
glacier. Quelques mètres plus loin, une dizaine de bouquetins
ruminent, paisiblement assis au soleil. On pourrait encore
s’approcher du troupeau sans obliger les animaux à la fuite.
Les pierres du clapier sont chaudes. Claudia enlève ses chaussures
et s’étend près du ruisseau, pieds dans l’eau. Là bas, le sommet du
Grand Paradis se découpe sur un ciel couleur du cobalt.
Je sort du sac mon équipement et commence à travailler avec calme.
J’aime ces pierres qui tout remplissent, qui font paraître peu
important le Grand Paradis lui-même. Et j'aime ce ciel incroyable au
dessus de tout.
La peau bronzée de Claudia contraste avec son tricot et son short
verts. Un lézard au soleil.
Je choisis de cadrer à l'horizontale pour donner du relief à la
largeur du clapier. Surtout il faut donner d’importance au premier
plan. Je bascule donc la planchette antérieure vers l'avant. Il me
faut quelques minutes pour obtenir une mise au point optimale.
Ensuite, je décentre la planchette vers le haut jusqu’à toucher la
limite du cercle d’image: le ciel ainsi paraîtra plus sombre.
J'invite Claudia à admirer l’image sur le dépoli. Elle monte pieds
nus sur mes chaussures de montagne et se dresse sur la pointe des
pieds pour mieux regarder. Pour tenir en équilibre elle s’agrippe à
mes poignets. Elle s’étonne de l’image inversée, mais plus encore en
apprécie les dimensions et la netteté. "C’est magnifique!"
murmure-t-elle. Et c'est magnifique aussi de la sentir là.
Après avoir réglé le diaphragme et fermé l’obturateur j’introduis le
châssis. Tout est prêt. Il faut maintenant attendre le moment
magique, celui avant lequel et après lequel il n’y a pas de
photographie. J’attends surtout que ce petit nuage là-haut passe
devant le soleil pour créer un effet d’ombre et de lumière sur le
glacier.
"Je prends le soleil" Claudia a enlevé son pull et s’allonge
maintenant sur le rocher tiède avec la souplesse d’un félin. Le vent
porte à moi le parfum de son corps tiède. Elle ne fait qu'un avec
l’eau et la pierre, l’air limpide et la neige. Voilà. C'est le
moment magique, l’instant enchanté où toutes les choses sont à leur
place. J’enlève le volet et appuie sur le bouton du déclencheur
souple.
C'est fini.
Elle me regarde d’un air mutin pendant que je remets mon équipement
dans le sac.
"As-tu fini?
- Oui…
- Viens t’asseoir !"
Les bouquetins sont toujours assis parmi les
rochers. L’écho d’un tonnerre lointain secoue l’air limpide : c’est
peut-être le glacier qui frémit sous la caresse du soleil. Dans ces
moments je me souviens toujours de "mon" Baudelaire: "Là, tout n’est
qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté"…
Je veux vous montrer deux photos: la première est
celle que j’ai pris sur le clapier, avec le Grand Paradis en
arrière-plan; la deuxième représente Claudia peu après, devant le
refuge Vittorio Emanuele. Ce n’est pas une grande image, juste la
photo que chaque jeune homme peut prendre de son amie. En tous cas,
c’est Claudia ce jour là…
et elle est ma femme, maintenant.
© Michele Vacchiano, mars 2001
URL:
www.michelevacchiano.com
E-mail:
info@michelevacchiano.com
dernière modification de cet article
: 2000
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