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l'auteur
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Les paysages de Montaignepar Yves Louagie Michel
Eyquem de Montaigne (1533-1592) se décrivit
lui-même dans ses Essais durant une
période de vingt ans. Cette œuvre fit de lui
l’un des écrivains les plus lus et les plus
cités de la Renaissance. De 1580 à 1581, centre
chronologique de ce cycle, il effectua un voyage
de plus de cinq mille kilomètres dans les Pays
germaniques et en Italie. Une odyssée consignée
dans un journal de bord qui sera découvert deux
cents ans plus tard et nommé « Journal de
voyage ». La première moitié du texte - jusqu’en
février 1581, période où il disparut à
Rome - est écrite par un narrateur dont on
ignore à peu près tout. La seconde
partie - depuis le séjour romain jusqu’au retour
en France - est de la main de Montaigne. Le
Journal, réservé au cercle familial et par
conséquent dénué de toute portée morale ou
philosophique, connut évidemment un succès bien
moindre que les Essais. Ce complément
impartial nous livre néanmoins une description
journalière objective des agissements, des
conversations et des observations de l’écrivain.
Un « sobre admirateur » ?Meunier de
Querlon, qui fut en 1774 le premier éditeur du
Journal de voyage, observe dans son
Discours préliminaire : « on remarquera que
Montaigne, sans être insensible aux belles
choses, était assez sobre admirateur »[1].
François-René de Chateaubriand, au sujet de la
visite de Saint-Pierre à Rome, lui reprocha une
certaine indifférence à l’art plastique : « En
présence de tant de chefs-d'œuvre, aucun nom ne
s’offre au souvenir de Montaigne ; sa mémoire ne
lui parle ni de Raphaël ni de Michel-Ange, mort
il n'y avait pas encore 16 ans »[2].
Stendhal lui aussi manifesta sa
déception : « Mais les fresques du
Corrège, de Michel-Ange, de Léonard de Vinci, de
Raphaël ne lui ont fait aucun plaisir »[3].
Plus près de nous, souffrant lui-même de cécité,
Pierre Villey, dans son introduction aux
Essais, ne peut que manifester son amertume
à propos d’une étonnante indifférence aux
beautés d'Italie : « il est à peu près
insensible aussi aux beautés artistiques que la
terre italienne lui offre à profusion »[4].
L’évocation de paysages à la RenaissanceSi
Montaigne semblait peu enclin à manifester son
enthousiasme pour les œuvres picturales, ses
propres descriptions paysagères sont également
assez rares. Bien sûr, il n’était pas dans la
nature d’un journal de voyage de mentionner les
descriptions de paysages connus de son
rédacteur.
Les paysages du Journal de voyagePourtant,
une lecture attentive du Journal de voyage
permet de dévoiler les plus belles ébauches
paysagères de l’œuvre de Montaigne. Je fus
ici frappé de trois choses : 1°, de voir tout le
peuple de ce canton occupé, même le dimanche,
les uns à battre le blé ou à le ranger, les
autres à coudre, à filer, etc. ; 2°, de voir ces
paysans un luth à la main, et de leur côté les
bergères ayant l'Arioste dans la bouche : mais
c'est ce qu'on voit dans toute l'Italie ; 3°, de
leur voir laisser le grain coupé dans les champs
pendant dix et quinze jours ou plus, sans
crainte des voisins.[7]
Lorsqu’il
s’établit pour une villégiature de plus de deux
mois dans la vallée de la Lima près de Lucques,
aux Bagni della Villa, il choisit son
logement et la chambre qu’il occupera en
fonction de la vue qui s’offre à lui :
Je les
reconnus quasi toutes [plus de trente maisons]
avant que de faire marché, et m'arrêtai à la
plus belle, notamment pour le prospect qui
regarde (au moins la chambre que je choisis)
tout ce petit fond, et la rivière de la Lima, et
les montagnes qui couvrent ledit fond, toutes
bien cultivées et vertes jusques à la cime,
peuplées de châtaigniers et oliviers, et
ailleurs de vignes qu'ils plantent autour des
montagnes, et les enceignent en forme de cercles
et de degrés. Le bord du degré vers le dehors un
peu relevé, c’est vigne ; l'enfonçure de ce
degré, c’est blé. De ma chambre j'avais toute la
nuit bien doucement le bruit de cette rivière.[8] En Ombrie,
sur le chemin de la Lorette, Montaigne nous
livre ses pages les plus dithyrambiques (le
qualificatif « beau » y est décliné cinq fois).
Dans la vallée du Chienti (Fig. 2), quelque part
entre Foligno et Muccia :
Sur le commencement de
cette matinée, nous eûmes quelque temps un très
bel objet de mille diverses collines, revêtues
de toutes parts de très beaux ombrages de toute
sorte de fruitiers et des plus beaux blés qu'il
est possible, souvent en lieu si coupé et
précipiteux que c'était miracle que seulement
les chevaux puissent avoir accès ; les plus
beaux vallons, un nombre infini de ruisseaux,
tant de maisons et villages par-ci par-là […].
Souvent, bien loin au-dessus de nos têtes, nous
voyions un beau village, et sous nos pieds,
comme aux antipodes, un autre, ayant chacun
plusieurs commodités et diverses : cela même n’y
donne pas mauvais lustre, que parmi ces
montagnes si fertiles, l'Apennin montre ses
têtes renfrognées et inaccessibles, d'où on voit
rouler plusieurs torrents, qui, ayant perdu
cette première furie, se rendent là, tôt après,
dans ces vallons, des ruisseaux très plaisants
et très doux. Parmi ces bosses, on découvre, et
au haut et au bas, plusieurs riches plaines,
grandes parfois à perdre de vue par certain
biais du prospect. Il ne me semble pas que nulle
peinture puisse représenter un si riche paysage.[9]
Ce n'est pas la nature sauvage qui impressionne le Montaigne gestionnaire d’un domaine agricole périgourdin, mais l'équilibre symbiotique de l'apport naturel et de l'activité humaine, le paysage anthropocentrique. S’il apprécie les reliefs et demi-tons, les ombrages et les contrastes, il n’attend rien d’une représentation colorée en « plate peinture ». Aux nuances subtiles de tons pastel, il préfère les dégradés, les ombres et les oppositions que lui révèle sa propre vision. Nulle peinture, nulle interprétation par le truchement de la vision d'autrui, ne peut lui offrir un tel ravissement. La vision de MontaignePlusieurs éléments résultant de la
confrontation entre l'observation des lieux
visités et la lecture du texte concerné
permettent de suspecter une deutéranomalie ; une
forme de daltonisme caractérisée par un mauvais
discernement du jaune et du vert, avec une
discrimination conservée du rouge[10].
Cette expérience de
postproduction photographique est évidemment
simpliste. La réalité de la deutéranomalie est
beaucoup plus complexe : comme le révèlent des
logiciels simulant les altérations de vision
chromatique[12],
le rouge y est remplacé par un jaune foncé.
Elle s’intègre dans un cycle de quatre évocations réalisées par Marcello Fogolino de 1532 à 1533 à la gloire de Jules César. Si les autres fresques sont d'une grande richesse de nuances chromatiques, le « triomphe nocturne aux flambeaux » contraste par ses tons sombres, la présence d'éléphants attelés au char de César, dans une scène animée par la seule lueur des torches. L'artiste s'exprime dans une gamme chromatique particulièrement étroite annonçant le clair-obscur, Le Caravage et Rembrandt. Cette palette dense aux ombres accentuées, dans une profusion de tons ocre et rouge, contraste avec l’ensemble des autres œuvres aux coloris pastel délicats. Lorsqu’on applique à la reproduction photographique de la fresque une désaturation des tons jaune et vert, contrairement aux trois autres images, elle résiste fort bien, conservant sa lisibilité et sa cohérence (Fig. 4b).
Tandis que
les trois autres évocations de la vie de César
s’affadissent, le « triomphe nocturne aux
flambeaux » conserve toute sa vigoureuse
originalité. Ensuite ?La mention
d’un trouble de la vision chromatique n’est à ce
stade qu’une hypothèse permettant tout au plus
d’expliquer l’indifférence à une forme d’art
reprochée avec insistance par des écrivains
romantiques qui lui accordent une importance
démesurée.
Yves Louagie
Notes
[1]
Michel de Montaigne, Journal
de Voyage de Michel de Montaigne
en Italie, par la Suisse et
l’Allemagne en 1580 et 1581,
trois tomes, Meunier de Querlon,
Paris, Le Jay, tome Ier p. L.
[2]
François-René de Chateaubriand,
Mémoires d'outre-tombe,
Paris, Garnier, 1947, tome 5,
troisième partie, livre XII,
Lettre à Madame Récamier,
p. 26.
[3]
Stendhal, Promenades dans
Rome, V. del Litto,
Grenoble, Jérôme Millon, 1993,
promenade du 20 novembre
1828, p. 378.
[4]
Michel de Montaigne, Les
Essais, Pierre Villey,
Paris, Presses universitaires de
France, 1965, p. XXVII.
[5]
Michel de Montaigne, Les
Essais en Français moderne,
André Lanly, Paris, Quarto
Gallimard, 2009, chapitre 8,
Sur l'art de la conversation,
p. 1129.
[6]
Philippe Desan, Montaigne
paysagiste, in Nature
et paysages, éd. Dominique
de Courcelles, Paris,
publications de l'École
nationale des Chartes, 2006, p.
39-49.
[7]
Michel de Montaigne, Journal
de Voyage, Fausta Garavini,
Paris, Gallimard Folio
classique, 2013, p. 312.
[8]
Ibid., p. 267-268.
[10]
La
deutéranomalie
résulte d’une
sensibilité
rétinienne
perturbée pour
les ondes
lumineuses dont
la longueur
moyenne est de
530 nanomètres.
Le spectre
continu des
nuances de
couleurs jaune
et verte se
développe en un
dégradé compris
entre des
limites
approximatives
de 500 à 580
nanomètres.
Pour une
description plus
complète, voir
Yves Louagie, Le
« duomo di
Prato » et la
vision
artistique de
Montaigne,
in :
Bulletin de la
Société
internationale
des amies et
amis de
Montaigne,
Classiques
Garnier, 2019-1,
no 69, p. 65-86.
[11]
Op. cit.,
Journal de
Voyage, p.
264.
[12]
Chromatic vision
simulator ©
2010-2022
Kazunori Asada.
[13]
Op. cit.,
Journal de
Voyage, p.
151.
[14]
Son hypothèse
était celle
d'une coloration
bleue anormale
de l'humeur
vitrée du globe
oculaire formant
un filtre pour
les rayons
rouges et verts.
Il souhaita par
testament que
l'autopsie de
ses yeux soit
pratiquée. En
1995, l'analyse
ADN du
prélèvement
confirma qu’il
était bien
porteur de
l'anomalie
génétique
caractéristique
de ce qu'on
appellera le
daltonisme ou
color blindness.
[15]
Philippe
Lanthony,
Des yeux pour
peindre,
édition de la
Réunion des
Musées
nationaux,
Barcelone,
Ingoprint, 2006,
p. 129-143.
[16]
Le père de
Montaigne est
enterré sous
l’autel et le
cœur de Michel
de Montaigne est
enfoui quelque
part dans
l’église comme
l’indique
l’éphéméride de
la
famille : « Cette
année 1592
mourut Michel
segneur de
Montaigne âgé de
59 ans e demy.
Il mourut à
Montaigne et son
cœur fut mis
dans la chapelle
et Fransoise de
La Chassagne
dame de
Montaigne sa
vefve fit porter
son corps à
Bourdeaus et le
fit enterrer an
l’église des
Foeuillens où
elle luy fit
faire un tombeau
eslevé [… ] » (Le
livre de raison
de Montaigne sur
l’Ephemeris
historica de
Beuther,
Michel Fézandat
et Robert
Granjon
imprimeurs,
Paris,
reproduction en
fac-similé par
Jean Marchand,
Compagnie
française des
arts graphiques,
Paris, 1948,
date du 13
septembre, p.
290-291). Des
fouilles
pratiquées dans
les diverses
parties de
l'église ont
permis de
constater les
points précis
des diverses
inhumations
mentionnées dans
les vieux
registres
paroissiaux.
Mais les
recherches
effectuées
jusqu'à présent
n’ont pas mené à
la découverte du
petit vaisseau
contenant le
cœur de Michel
de Montaigne.
Joseph Neyrac,
un ancien curé
de la paroisse,
mentionnait dans
son remarquable
ouvrage :
« Les
dalles de notre
église
recouvrent une
soixantaine de
cercueils ; les
prédécesseurs
des Eyquem,
seigneurs de
Montaigne, le
père de
Montaigne, le
cœur de
Montaigne, les
enfants de
Montaigne, les
curés de la
paroisse »
(Joseph Neyrac,
Montaigne : le
Château,
Montaigne
intime, Pierre
Magne, la
Paroisse,
Bergerac,
imprimerie
générale du Sud-Ouest, J.
Castanet, 1904,
p. 290).
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dernière modification de cet article : 2022
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