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Quelques réflexions
sur le cadrage
en photographie
par Henri Peyre
Introduction
L'été et les vacances sont toujours l'occasion de
rêvasser. La productivité qu'exige de nous l'accomplissement de la
vie ordinaire se relâche et l'on sent monter en soi un nouvel ordre
des choses, probablement l'ordre normal, que l'urgence ordinaire
avait masqué.
On parle souvent sur ce site, consacré à la photographie de haute
résolution, de sujets pointus, mais ces discussions cachent parfois
qu'on s'est fortuitement désintéressé de l'essentiel : en
photographie, par exemple, la notion de cadrage.
Cet article essaie de revenir un peu aux fondamentaux de la
photographie en abordant la question du cadrage, qui est le premier
geste du photographe.
On nous pardonnera, je l'espère, de défoncer quelques portes
ouvertes. Ce n'est pas parce que les portes sont ouvertes qu'elles
n'existent pas, et qu'elle ne définissent pas, l'air de rien, des
lieux très différents.
La photographie est par essence
un cadrage temporel
La photographie est une image figée. Elle a été
prise à un moment donné. Elle ne peut donc en rien prétendre à
représenter une action entière, puisqu’il lui manque la dimension
temporelle.
Faute de ne pouvoir représenter l’action dans son cours temporel,
elle présente donc en général l’action dans son résultat, mais en
tâchant de suggérer que le résultat provient de l’action :
par exemple, la photographie classique d’une course de 100m montre le
moment précis où le premier athlète franchit la ligne d’arrivée, le
visage tordu par l’effort, et suivi par ses compétiteurs ; on
conçoit qu’il y aurait assez peu de légitimité à montrer la
photographie du vainqueur, seul et souriant dans les vestiaires,
avant la course.
Autre exemple, une bonne photographie d’un tremblement de terre
montrera les ruines après le passage de la catastrophe. Mais juste
après pour montrer avec des ruines encore fumantes que la
catastrophe est encore en cours dans son processus.
Ces procédés ne sont pas propres à la photographie : les visiteurs
d’Oradour-sur-Glane peuvent s’ennuyer dans les ruines bien
refroidies depuis 70 ans. Aussi dispose-t-on à leur adresse quelque
machine à coudre posée sur un mur pour suggérer mieux l’action juste
achevée et l’effet individuel tout frais du processus : la tâche
domestique a été abandonnée, puis la destruction par l’incendie a
suivi. Le langage photographique recourt exactement aux mêmes
effets.
Tout cadrage est un choix spatial et idéologique, modifié par sa
légende
Imaginons deux photographies prises dans le Paris
de 2021 hanté par le Coronavirus. La photo d’un chaton terminant sa
toilette sur le mur du Jardin du Luxembourg et une autre prise
pourtant au même instant dans la salle de réanimation d’un hôpital
bondé de la capitale : elles sont évidemment fort différentes et
donnent de l’état de la capitale une opinion très différente.
Depuis longtemps on sait que le sens de toute illustration dépend du
contexte dans lequel elle est présentée, et la photographie
n’échappe bien entendu pas à la règle. Nos deux photographies
pourraient être légendées « Paris juin 2021 » et avoir l’air
d’insinuer pour la première que tout va bien à Paris, et pour la
seconde, prise au même instant, que Paris est littéralement en
guerre, et que la guerre est en train d’être perdue.
Il nous semble défoncer des portes ouvertes, mais la confusion
mentale qui règne sur les réseaux sociaux baigne majoritairement sur
cet effet de raccourcis par rapprochement entre images et légendes.
Et il semble qu’aujourd’hui ce procédé tellement simple n’est plus
décrypté par un grand nombre d’utilisateurs de ces réseaux.
La première photo du chaton qui se lèche pourrait
aussi être légendée : « les animaux transmettent le virus par le
contact avec leur poil » ; la photographie serait bien entendu vue
extrêmement différemment, et pourrait faire prendre les petits
animaux des calendriers en horreur. La même légende accolée à la
photographie de la salle de réanimation aurait un effet encore plus
fort, présentant sournoisement la cause comme acquise et objectivant
le résultat encore fumant d’une catastrophe. Le rapprochement entre
photographie et légende est ainsi d'autant plus percutant que la
légende présente un écart assez important à ce que la photographie
montre, laissant à l’imaginaire du lecteur un espace de projection
plus largement ouvert.
Le sujet peut être une interprétation
La plupart des observateurs de photographie
considèrent que les objets ou les personnes que la photographie
montre constituent le sujet de la photographie. Dit autrement, la
plupart des gens confondent la photographie et l’objet photographié.
Ceci est bien entendu complètement idiot, mais est très ancré en
chacun de nous : essayez-donc de déchirer la photographie d’un
proche dans les jours qui suivent son
décès : vous verrez, ce n’est pas facile.
Par la même confusion, la plupart des gens, et cela est toujours
parfaitement idiot, ont tendance à considérer que le photographe a
fait une grande photographie s’il a photographié un grand sujet :
grand personnage, personne illustre, grande vedette. La confusion ne
s’arrête pas en chemin : si le photographe a fait des photographies
de grands sujets c’est qu’il est finalement un grand photographe.
Or cette façon de considérer la photographie ne fait aucun cas de la
notion d’interprétation que nous avons tout de suite évoquée lors du
cadrage. Le savoir-faire du photographe ne peut jamais consister
uniquement dans le fait d’être sur le lieu : on voit bien que les
photographes des grandes agences qui ont cru bien innocemment à
cette fable se trouvent aujourd’hui doublés par n’importe quel
quidam du tiers-monde armé d’un téléphone portable, et ruinés. Le
savoir-faire du photographe consiste bien plutôt, et depuis
toujours, dans la manière de photographier le sujet choisi.
Autrement dit c’est dans la capacité à proposer des interprétations,
à travailler à transformer le réel, que résident le talent du
photographe et sa plus-value.
Le vrai sujet de la photographie n’est donc pas son prétexte, mais
l’écart entre le prétexte et l’image présentée. Cet écart est la
mesure du talent du photographe. Il est d’autant plus important que
le photographe est un artiste. Il est d’autant plus mince que la
photographie se veut journalistique et de témoignage.
La croyance encore répandue que la photographie
est capable de représenter le réel vient des origines de la
photographie au XIXème, quand la concurrence dans la représentation
ne résidait que dans le dessin et la peinture ; à ce moment précis,
oui, la photographie a pu quelque temps sembler porter une
objectivité supérieure quoiqu’elle ne portât ni la couleur, ni le
mouvement ni le son. Mais ces temps sont désormais lointains. La
concurrence de la vidéo et du cinéma, tout autant que les
possibilités accrues de retraitement de l’image, ont bien altéré la
croyance originelle et la photographie ne peut être admise
aujourd’hui comme représentation du réel qu’après une sévère
critique de son origine. Cette critique examine son auteur, le
contexte de prise de vue et mesure le type d’interprétation qui y
est engagé.
Ainsi le photojournaliste tentera de se faire éditeur en
réfléchissant en amont de la prise de vue à ce que sa photographie
doit montrer en raccourci d’une situation et d’un contexte qui sont
estimés connus (sorte « d’instant décisif » où l’auteur se veut le
plus transparent possible). Le photographe artiste prendra, lui, le
réel comme origine permettant l’expression de l'écart de sa propre
perception : la surprise du cadrage et de la composition révéleront
au spectateur une forme de regard.
La composition est toujours marquée par la
centralité
La plupart des livres s’essayant à l’esthétique
photographique en arrivent à un moment à la tarte à la crème de la
composition par tiers, qui est une des bêtises les plus reprises par
les photographes sans imagination. Quand l’être humain regarde
quelque chose, il le regarde en le mettant en plein centre de sa
vision. S’il s’agit de montrer un sujet, il faut le mettre au centre
du cadre. Maintenant nous avons vu que le vrai sujet de la
photographie n’est pas le prétexte. Si le vrai sujet de votre
photographie est le style, c’est la manière qui doit être placée au
centre de votre composition : autrement dit vous pourrez en vous
servant d’une composition élaborée, qui prendra le dessus sur le
sujet lui-même, montrer que ce que vous placez au centre de votre
regard est votre façon de voir le monde, plutôt que le prétexte de
la photo. Le problème des propos sur la composition des tiers est
qu’on vous propose toujours de « placer le sujet au premier ou au
deuxième tiers ». Alors que votre sujet, encore une fois, doit être
en plein milieu du cadre. Autrement dit, cette proposition de règle
des tiers fait la confusion entre prétexte et sujet.
S’il s’agit de dire maintenant qu’il faut placer
le prétexte de la photo au premier tiers, on peut regarder la règle
avec un peu plus de bienveillance : c’est qu’elle peut être comprise
alors comme l’idée de placer la composition 1/3-2/3 comme sujet de
la photo ; et vous invite à commencer à passer à l’artistique. Et
une fois qu’on a dit cela, il faut reconnaître qu’il y a mille et
une façons de présenter une scène avec des compositions toutes
différentes, et que proposer cette combinaison 1/3-2/3 comme la
panacée est bien réducteur et bête. Pourquoi pas 1/4-3/4 ou 1/1,618
(nombre d’or) ou 10-99/2 (moitié de l’âge de ma grand-mère
maternelle à son décès) ?
Terminons par un exemple : si je photographie un sprinter qui
regarde à droite au départ du 100m, que c’est mon sujet et pas
seulement mon prétexte, je le mets au centre de l’image. Si mon
prétexte est le coureur mais que mon sujet est son ambition de
gagner la course, je place le coureur au premier tiers ou au premier
quart gauche de l’image (dans ce deuxième cas je montre encore plus
son ambition, que cela va être plus difficile pour lui de gagner,
que la route est longue entre lui et la victoire, et cette
difficulté devient le sujet). Dans tous les cas, j’ai le sujet en
plein centre : ce peut-être le coureur, son ambition, ou la
difficulté à réaliser son ambition. Mais ce qu’on montre dans
l’image est au centre.
Cadrage naturel
de la vision humaine
Une question toujours âprement discutée est celle
de ce qu’est le cadrage naturel de la vision humaine. On
s’interroge : est-ce le format carré, ou l’arrondi, puisque l’œil
est un globe, un rectangle allongé, puisqu’on a deux yeux côte à
côte ? Evidemment cette question n’est pas arbitrable. Tout ce qu’on
peut dire c’est que s’y attacher indique probablement de l’intérêt
pour une représentation réaliste du monde, et probablement encore,
dans l’esprit de qui la pose, il y a la pensée qu’en neutralisant un
biais de cadrage, en recourant à un cadre plus « naturel », on
pourrait parvenir à une représentation plus « vraie » du monde
extérieur. Nous avons déjà dit ce que nous pensons de l’illusion
qu’on pouvait représenter la réalité elle-même. Nous pensons que le
type de cadrage le plus usuel et le plus à la mode sera perçu comme
le cadrage le plus neutre par rapport à un réel supposé devoir
conserver sa vérité intrinsèque. Autrement dit aujourd’hui, le
farouche croyant en l’église de l’objectivité devra shooter au
rapport 4x6 (imposé par le 24x 36). Tous ceux qui sont plus malins
se poseront plutôt la question déjà débattue de ce qu’ils veulent
exactement mettre dans leur cadre, quel que puisse être ce cadre.
On ajoute une observation pratique : mettre un
cadre dans le cadre revient toujours à montrer une intériorité et
donc une distance par rapport à ce qui est représenté : par exemple,
montrer un paysage coupé par les bords d’une fenêtre, un trou de
serrure, ou une scène encadrée par un fort vignettage, place
l’intime en sujet.
Diptyque, triptyque et compagnie
Les premiers panoramas photographiques au XIXème
étaient constitués de plusieurs tirages juxtaposés ; il s’agissait
par là d’élargir le champ de vision de l’appareil de prise de vue
utilisé et d’apporter plus de détails à l’observateur. Il ne faut
pas confondre cette extension assez naturelle de la vision
photographique avec la production de diptyque ou de triptyque. Dans
ces derniers cas il s’agit pour l’auteur d’apporter à la
représentation photographique une signification supplémentaire,
venue de la tradition de la peinture. Les représentations en deux ou
trois volets sont légion dans la peinture. Les deux ou trois images
sont faites dès le départ pour être associées sur des volets souvent
repliables, qui ne donnent tout leur sens qu’une fois ouverts. Le
mécanisme d’ouverture oblige par ailleurs à une séparation assez
nette entre les images.
En photographie, le diptyque associe souvent une
représentation en plan large et un détail, laissant à l’imagination
du spectateur le soin de faire le travail de rapprochement, lui
donnant la satisfaction de trouver tout seul ce que l’auteur a voulu
dire. On trouve souvent cela en art contemporain où le rébus et la
devinette enchantent les petits enfants des écoles amenés pour
remplir les musées.
Le triptyque s’ancre en peinture dans la tradition
de la Sainte Trinité. A cause de cette tradition, il suscite
d’emblée en Europe une sorte de respect venu du fond des âges. Du
point de vue de la composition, comme le regard va chercher le sujet
naturellement au centre, il se crée une sorte d’effet de centre à
deux niveaux : les deux volets externes peuvent porter un sujet
centré, le sujet central du panneau central reste de toute façon le
plus fort. On obtient ainsi naturellement un centre "central" à un
deuxième niveau de hiérarchie tout à fait propre à évoquer le Divin.
Tout cela est fort bien joué mais, à cause de l’origine historique
du triptyque, le religieux ne cesse de suinter de ce type
d’organisation, et ce suintement contamine forcément la
représentation faite.
Un cas intéressant nous semble être celui du
panorama disjoint, un panorama à plusieurs images montées non
jointes mais avec un léger écart entre chaque. Le panorama ainsi
présenté donne une impression de fenêtre et place le spectateur dans
un espace virtuel, avec l’effet trou de serrure déjà évoqué plus
haut, donc avec un effet d’intimité. Et cette intimité s’oppose très
vivement à l’évocation grandiose du panorama. L’opposition violente
crée instantanément un puissant effet esthétique, la pensée évaluant
tout à la fois le panorama parfaitement décrit et la pièce virtuelle
ainsi tout juste suggérée. Au point que je me demande bien pourquoi
tant de photographes s’obstinent à acheter des rotules panoramiques
et des logiciels de montage photo : ne paient-ils pas pour détruire
un merveilleux effet psychologique propre à déclencher la
contemplation, qui leur était offert au départ ?
Dernière
modification de cet article : septembre 2021 |