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Qu'est-ce que la photographie ?par Henri Peyre
Le retour du curéA la base de cet article, il y a un mouvement d'humeur. 2 grandes expositions de peinture sont présentées à Paris en cette fin d'année 2019. L'exposition du peintre italien Vinci, aspiré en France par François 1er, et l'exposition du peintre espagnol Le Greco. Les enjeux budgétaires pour les espaces d'exposition sont énormes et la communication massive et tapageuse. Le grand robinet du bavardage médiatique s'est ouvert. Les petits ruisseaux faisant les grandes rivières, on finit par entendre des choses qu'on ne pensait plus pouvoir entendre. Par exemple, j'ai entendu sur une radio nationale consacrée à la culture, de la bouche d'un conservateur, que le sfumato de Vinci faisait que ses tableaux "résistaient" à la photographie. Il précisait que la magie de la technique du peintre empêchait littéralement qu'on puisse photographier ses œuvres. Bel acte de foi. Du Greco, sur la même onde, un autre, tout aussi autorisé, louait le talent absolu du coloriste, qualité première du Maître à l'en croire. Chacun peut pourtant constater par lui-même que le peintre tartinait une sombre grisouille. Il rappelait dans la même fièvre que les œuvres du Greco annonçaient tout l'art moderne du XXème siècle. Privilège de l'âge, j'avais entendu déjà cette même combinaison à l'œuvre pour l'hagiographie de Cézanne dans les années quatre-vingt. Je retrouve intacte en moi l'indignation de jeune homme pour cette fatuité qui consiste à louer les glorieux anciens d'avoir eu le talent de pressentir ce que nous allions devenir, alors que tout nous montre que nous sommes largement aussi abrutis que ceux qui nous ont précédés. Autrement dit, j'ai senti que les curés du plan A étaient de retour. C'est un signe que la religion de l'art contemporain, plan B profondément ébranlé aujourd'hui en dépit de l'organisation du marché de l'art et de la collusion des musées, à cause de la fatigue causée par un catéchisme abscons auquel personne ne veut plus obéir, montre sa fragilité : l'ancienne religion verbeuse de la pâmoison esthétique, gorgée d'extraordinaire, de sublime et d'une croyance extatique refait librement surface. Dommage, entre la religion contemporaine du militant et la religion ancienne du curé, dont aucune ne souhaite en rien le développement du citoyen, il y a la place pourtant pour un art à la Montaigne, quelque-chose qui ne soit pas social, et qui soit aussi débarrassé de l'enflure. Quelque chose qui procède du pur connais-toi toi-même, dans sa simplicité et dans son doute.
Une photographie contre la peintureL'apparition de la photographie, dans la deuxième partie du XIXème siècle, a montré que le dessin des choses pouvait s'effectuer sans le dessinateur. Les progrès techniques ont été très rapides ; les peintres, qui vivaient le plus souvent de portraits de commande, et dont la reconnaissance du talent était liée à la ressemblance au modèle, ont instantanément senti le vent du boulet. Une machine visant à déqualifier une photographie vulgaire, trop nette, s'est mise en place. Les peintres n'étaient pas les seuls concernés : toute une clique de critiques, de littérateurs, de jurys d'art, était également menacée. La hiérarchie même des Arts, définie depuis plusieurs siècles en France dans un ordre inféodé à la peinture, était en danger. Au fond, les peintres ont su depuis le premier jour que la photographie leur volait la représentation de l'image. Les photographes étaient dès lors de vulgaires et dangereux révolutionnaires qui menaçaient, par le vol de la représentation, l'ordre social même. Les peintres, au sommet du pouvoir en place, leur dénièrent tout statut artistique. Il faudra attendre le milieu du XXème siècle pour qu'un nouvel état de paix artistique soit construit, état de paix conçu aux Etats-Unis, dans un pays neuf soucieux de dépasser une vieille Europe enfin suicidée dans ses conflits militaires. Aux peintres, une nouvelle ambition : devenir abstraits, monter dans une peinture pure qui fonderait leur pureté sur la pureté de leur medium, montrant qu'ils avaient dépassé la simple représentation. Cette dernière était laissé à des révolutionnaires farouchement attachés à la photographie documentaire et sociale, qu'on appelait les photographes. Ce premier statut quo ne dura pas. L'hégémonie américaine réclamait une victoire encore plus grande et la destitution finale de la vieille peinture européenne et de ses élites. Un nouvel art devait advenir, plus conceptuel, qui se contenterait d'une photographie pauvre pour le documenter. On finirait ainsi de ringardiser les élites culturelles européennes. On trouverait bien des collaborateurs prêts à aider le vainqueur et à répandre le statut colonial. L'art contemporain était en place. Un art qui prend ses idoles aux Etats-Unis, qui se veut plutôt conceptuel, anti-élite et anti-peinture (puisqu'il s'agit encore de penser que le dernier pouvoir européen en matière culturelle est réfugié chez les peintres). Un art aussi qui se sert de la photographie pauvre et documentaire contre la peinture, mais qui ne se résume pas à la photographie. Le mot d'ordre est d'être multi-medium. Et plutôt contre la peinture. Le plasticien était né. Peu importe que les anciens n'aient pas eu assez d'une vie entière pour arriver à se faire seulement peintres. Le moindre étudiant d'une Ecole d'Art en France aujourd'hui est sommé d'être tout à la fois dessinateur, photographe, vidéaste, sculpteur, metteur en espace, etc. On mesure à quel point le niveau a vertigineusement monté, comme le prouvent d'ailleurs les fréquentes statistiques du ministère. Evidemment le public est le grand laissé-pour-compte d'un combat idéologique qui le dépasse. Faute du beau que chacun essaie d'atteindre dans sa vie quotidienne, mais qui rappellerait en art l'ancien monde de la peinture européenne, les artistes contemporains essaient d'autres biais pour soumettre plutôt que séduire : manipulation par les sens, gigantisme, autorité d'un discours fumeux. Ce plan B non seulement marche beaucoup moins bien que le plan A, mais le public occidental, biberonné à l'individualisme par la société de consommation, ressent aujourd'hui de plus en plus négativement les tentatives de manipulation. Peu cultivé, il aspire à croire, mais il ne peut s'empêcher de douter du moine, dans lequel il a appris à reconnaître un vendeur comme un autre.
Une photographie libéréeSi je parle d'une pomme de terre, chacun en voit ce que Saussure appelait le paradigme. Tel n'en connait que l'aspect luisant sous le plastique d'une barquette de supermarché. L'autre en a ramassé et voit le légume terreux dans sa main sale. Je n'ai rappelé toute l'histoire de la photographie que pour dire que j'ai connu la photographie dans le champ historique et social, que je n'ignore pas la terre qui la porte, les enjeux de pouvoir qu'elle représente en tant qu'elle n'est pas un objet tombé du ciel hier matin. Mais, au-delà, il me semble que la photographie présente quelques caractéristiques propres qui doivent être soulignées. Première caractéristique : c'est une image fixe. Je m'étonne toujours que ce point ne frappe pas plus. Nous sommes dans un monde où tout bouge, où rien n'est fixé, où tout vit, croît puis meurt. Et la photographie est une image fixe. Qu'est-ce que c'est que cette chose fixe, fixe comme une montagne, fixe comme notre bonne grosse Terre fait semblant de l'être, comme tous ces corps gigantesques qui sont dans un temps infiniment plus lent que le nôtre ? Une image fixe n'est pas à notre échelle. Elle est à l'échelle des géants. S'en servir pour représenter une chose, si menue soit-elle, c'est la sanctifier en la faisant passer dans un monde où l'échelle de temps n'est pas la même.
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Troisième caractéristique : la photographie hérite de fait de toute la culture portée par les images travaillées par les peintres. En particulier, la façon dont la lumière modèle les formes a déjà été extrêmement étudiée en peinture, et il faut se documenter d'abondance à bonne source du côté de la peinture avant d'espérer apporter la moindre amélioration sur ce sujet. Quatrième caractéristique : la photographie montre un sujet cadré. Pour une puissance maximale de son effet, il me semble qu'il faille que ce medium d'éternité se conjugue à des sujets qui soient parfaitement intemporels. Je crois par exemple qu'on aura le plus grand mal à faire des sujets intemporels avec des personnages habillés. D'où cette tendance bien établie en peinture de représenter les héros nus ou en toge romaine, la paix romaine ayant duré plus de trois siècles et le vêtement romain s'étant largement inspiré du vêtement grec. Mais c'est bien mieux il me semble de décréter tout de suite que l'objet photographique idéal ne peut être qu'une nature morte, les objets étant parfaitement inanimés.
Ces caractéristiques
élémentaires sont de simple bon sens. Toute
photographie est une photographie d'éternité. La photographie n'a que faire de son histoire, qui aide seulement à comprendre qu'elle soit encore aujourd'hui si mal employée.
dernière modification de cet article : octobre 2019
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