En 2004, j’allais devenir père
et ma femme m’a confié la tâche de choisir un
appareil photo. En ingénieur de profession, j'ai
choisi un bridge permettant tous les réglages.
La photographie d’un simple robinet qui coule,
avec un obturateur calé sur 1/2000e de seconde,
a opéré le déclic en moi. La photographie, qui
était jusqu’alors pour moi synonyme
d’interminables visions d’albums familiaux,
s’est révélée être un outil d’exploration
fascinant. Trois ans plus tard, j’ai envisagé la
photographie comme une possible voie de
reconversion. Et après trois ans
supplémentaires, je quittais mon CDI pour une
aventure professionnelle et personnelle.
Vous êtes spécialisé en
"photographie haute vitesse". Quelle est la
définition de la "photographie haute vitesse" et
avec quel type de matériel la pratique-t-on ?
Par expérience, 2
frontières délimitent la haute vitesse de la
photographie en général :
- lorsqu’un appareil réglé au 1/8000e de seconde
donne des images floues, et
- lorsque les réflexes humains ne permettent pas
de saisir le sujet au bon moment.
Pour passer le premier
critère, l’open flash est la solution la plus
courante pour les sujets qui n’émettent pas de
lumière : on pose dans l’obscurité et on
déclenche le flash ; suivant sa puissance il
peut avoir des durées extrêmement courtes.
J’utilise des flashs d’applications
scientifiques : 1/10 000e pour un flash cobra,
1/300 000e et 1/2 000 000e pour mes 2 flashs
spécifiques. Attention de tels flashs ont
des puissances ridicules, deux joules par
exemple pour un éclair au 1/300 000e. Il faut
optimiser ouverture, sensibilité, angle de
bascule, diffusion pour récupérer le maximum de
ce qui est émis.
Pour le deuxième critère, je
rappelle que l’ordre de grandeur des réflexes
humains est de 150 à 300 millisecondes, or
certains de mes sujets ne durent même pas une
milliseconde. Il convient d’asservir le
déclenchement du flash au phénomène observé ;
par exemple un micro capte le bruit d’une
explosion et déclenche l’éclairage de la scène.
Dès lors il faut prendre en compte la vitesse du
son ; un micro écarté d’un mètre du sujet induit
3 millisecondes de retard. J’utilise un boitier
de déclenchement qui a été réalisé suivant mon
cahier des charges mais qui aujourd’hui est en
vente pour le grand public.
Pour ce qui est du capteur,
j’utilise des boitiers reflex numériques
standards qui offrent aujourd’hui un compromis
résolution/sensibilité/prix imbattable.
Diriez-vous que vous êtes
plutôt ingénieur ou plutôt photographe ?
S’il fallait me mettre dans
une case… je dirais que je suis plutôt
épistémologiste et poète, scientifique et homme
de foi. Dans le livre
ConSciences, voyage aux frontières de
l’entendement, chaque photographie présentée
est une métaphore, une œuvre d’imagination
formelle à la Bachelard. Les courants de
pensées, bien qu’invisibles, sont aveuglants.
J’étais en quête de liberté. Il me fallait un
outil pour essayer de m’extirper de ces
courants. J’ai donc développé une approche
transdisciplinaire.
Par exemple, dans
Puberté, j’avais été très intrigué par les
ondes de choc qui déforment ce ballon rempli
d’eau lorsqu’il chute de 30 cm de haut.
Ces 12 photographies résultent
de 12 lâchers successifs. A l’adolescence, on
part d’un état initial, l’enfance, pour arriver
à l’état adulte en passant par une phase plus
ingrate mais tellement intéressante, la puberté.
D’un point de vue
scientifique, les ondes de choc qui parcourent
le ballon sont le résultat de l’énergie
cinétique emmagasinée lors de la chute du
ballon. D’une manière transdisciplinaire, on
peut considérer que l'enfant est ébranlé au
contact du monde réel, ceci d’autant plus
fortement, que ses parents l’auront laissé
trouver seul ses propres limites ; si les
enfants demandent un effort soutenu d’éducation
pendant leurs premières années, c’est avec un
relâchement tout naturel que nous les laissons
expérimenter la vie. Mais sachant que nos
enfants sont souvent éduqués dans une bulle de
protection dans leurs premières années, quelles
seront leurs réactions au contact des dures lois
du monde adulte ? Au-delà d’une certaine hauteur
la peau du ballon cédera ; en tant que parent,
faut-il laisser les adolescents autonomes ?
Faut-il protéger nos enfants dès leur enfance ?
Nous pouvons même nous demander s’il n’est pas
dangereux de les «gonfler» d’illusions... C’est
à nous de continuer à nous poser des questions
qui constitueront éventuellement des pistes
pertinentes en décalage avec nos idées reçues...
Auparavant, j’étais plongé
dans un courant technophile et scientiste ;
c'est-à-dire que je pensais que la technologie
était la voie d’amélioration de notre condition
de vie et que la science finirait par tout
expliquer. Tout semblait, de mon point de vue,
converger vers cela. Heureusement, mon travail
photographique m’a permis aujourd’hui de quitter
ce paradigme pour un autre basé sur le
développement personnel, non pas en termes transhumanistes donc, mais en termes
psychanalytiques et spirituels.
Vous vous présentez comme le
spécialiste de la "synthèse différentielle".
Qu'est-ce que c'est ?
C’est justement en cherchant
un moyen d’illustrer la civilisation que cette
idée m’est venue. En Occident, « Il faut se
bouger dans la vie » ; le mouvement serait la
vie. Je cherchais donc le moyen d’effacer tout
ce qui ne bouge pas pour mettre en évidence
notre société en marche. Dans
La seconde, deux photographies sont prises à
une seconde d’intervalle.
Les immeubles et l’avenue des
Champs-Élysées ne bougent pas. Par contre les
piétons et les voitures se déplacent. Une
soustraction en valeur absolue, pixel par pixel,
des trois composantes RVB met en exergue ce qui
a changé d’une image à l’autre.
Cette technique si simple est très efficace.
Puis mon goût des sciences m’a fait
photographier des ponts qui se déforment.
Sur
La température, l’on peut même voir à l’œil
nu la dilatation de la tour Eiffel sur un de mes
tirages en 150cm.
Mais, ironie de l’idée
originelle, si je photographie un sage méditant,
il disparaît alors quasi intégralement : la
synthèse différentielle montre qu’en Orient « Il
ne faut pas bouger pour transcender la vie ».
En quoi votre formation
d'ingénieur vous est-elle utile dans le type de
photographie que vous faites ?
Sa rigueur, la culture
scientifique et technique, les méthodes
d’investigations m’ont grandement servi pour de
nombreux projets ; photographier le « mur du
son » demandait de manier des armes à feu dans
le noir, de faire une chronophotographie toutes
les 0,1 millisecondes. Cela ne s’improvise pas.
Il est souvent nécessaire de
maîtriser au préalable le phénomène pour le
rendre répétable. Si après quelques heures les
tentatives demeurent infructueuses, je m������������������������������������������������������������������������������������arr��te
et remets en cause mon protocole expérimental
pour trouver une autre approche. Parfois cela
prend des semaines pour trouver la solution car
je me suis toujours refusé à truquer
numériquement mes images. Elles doivent être
reproductibles devant un public car elles
s’articulent autour de la question
« l’incroyable peut-il être vrai ? ».
Je partage le point de vue
d’Henri Peyre : « Les photographes artistiques
[…] n’avaient pas d’autre choix que d’être les
héros du Vrai ». Nous vivons dans un monde ou
tant de choses sont truquées… Nous ne pouvons
pas en être réellement émerveillés. Rester
fidèlement dans une ligne éditoriale de véracité
m’a valu d’être exposé au Palais de la
Découverte.
Cependant cette même formation
m’a grandement fait souffrir pour mon ouverture
au subtil, à l’émotion, à l’Art et à la Vie. Le
tiraillement entre mon expression artistique et
ma culture scientifique a été jusqu’à me faire
souffrir dans mon corps. M’autoriser à sortir de
la case « ingénieur-photographe » m’a permis de
vivre plus sereinement. Mais, au préalable, j’ai
du reconsidérer les valeurs de l’ingénieur : si
elles sont efficaces pour envoyer une fusée sur
la Lune, elles peuvent être aussi
catastrophiques pour notre Humanité.
Avez-vous le rêve d'une
photographie qui ne cherche plus seulement à
voir mais à quantifier le visible ?
Mais il y a plus vertigineux.
Si un photographe révèle une dizaine de clichés
insolites par an, peut-on évaluer la quantité
d’inconnu qu’il nous reste encore à découvrir ?
A toute époque on estime qu’aujourd’hui on est
au sommet la technologie, que notre appareil
photo est à la pointe ! Il en est de même avec
nos connaissances, on a vite fait de croire que
« maintenant on sait ». Pourtant, quel regard
avons-nous sur notre appareil numérique dix ans
plus tard ? L’arrogance et la certitude de
l’Homme sont sources de progrès certes mais
aussi de bien des dégâts collatéraux.
Donc au-delà de quantifier le
visible, mon travail aspire à quantifier
l’invisible, du moins de prouver qu’il est
immense et source de merveilles.
L'appareil photo est-il encore pour vous un
prolongement de l’œil ou est-il plutôt un
instrument d'enregistrement limité aux longueurs
d'onde du visible ?
Ni l’un ni l’autre… c’est un
outil de prosélytisme ! A force d’extirper des
images insolites de l’inconnu, qui plus est
quand on travaille en open flash dans
l’obscurité la plus totale, chaque déclenchement
du flash ressemble à une révélation. S’il y a
tant de choses merveilleuses qui nous attendent
dans l’inconnu, combien il y a-t-il d’autres
mondes merveilleux qui nous attendent ?
Au fil de mon œuvre, j’ai
ainsi renoncé à ma certitude de scientiste pour
devenir progressivement un mystique. Mon dernier
livre est une invitation assumée à l’ouverture
spirituelle, chaque image illustrant les
principales étapes de mon questionnement
existentiel.
Aujourd’hui, les images ne préexistent plus dans
ma tête si je n’ai pas de concept associé.
Seule la volonté d’un propos me donne l’énergie
d’entamer un nouveau projet photographique ;
bref, l’appareil photo est bien pour moi un
médium artistique qui, par le biais de la
poésie, fait le pont entre un questionnement et
une représentation insolite ou non-objective.
Qu'est-ce pour vous qu'une
belle photographie ?
Auparavant mon esprit masculin
voulait tout analyser, j’utilisais alors ma
grille d’évaluation METEO :
- le M de « Message » permet à l'œuvre d'exister
au-delà de son apparence plastique.
- Le E de « Esthétisme » capte nos sens et nous
attire vers l'œuvre.
- Le T de « Technique », ou savoir-faire,
légitime le talent du créatif.
- Un nouveau E pour « Energie » traduit la masse
de travail nécessaire à la réalisation de
l'œuvre et rend celle-ci respectable.
- Enfin le O de « Originalité » en évalue
l'aspect novateur.
Maintenant que la part féminine de ma psyché
s’exprime librement, une belle photographie
serait une œuvre qui nous donne une émotion,
qui, sans mensonge, sublime notre monde. Elle
élève notre niveau de conscience.
dernière modification de cet article : 2018
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