Frédéric CORNU : Balnéaires


Frédéric, de quand date
ce travail ?
Balnéaires est un long fleuve
tranquille. Les toutes premières photographies ont été réalisées l’été
1990, et la forme frontale mise en place dès l’été 1991. Quelques étés à
déambuler sur la plage de Bray-Dunes, et un premier volet de 20
photographies se retrouvent sur quelques cimaises entre 1993 et 1996.
Mais un sentiment d’inachevé perdure, et 10 ans plus tard, je rechausse
les sandales et me revoilà reparti en quête de mes baigneuses et de mes
baigneurs. 10 ans ont passé, mais les maillots sont toujours les mêmes,
ce travail est intemporel et le restera… Quoi de neuf depuis les congés
payés de 1936…Le point final de ma plus grande aventure photographique
avec ses dernières prises de vues aura lieu l’été 2010.


Qui sont ces personnes ?
Comment les avez-vous choisies ?
Je ne connaissais aucune des personnes que
j’ai photographiées. Le schéma était toujours le même. Tout d’abord la
lecture de la météo et de la table des marées, car lorsque mon activité
professionnelle me permettait un jour de liberté, il fallait que le
soleil brille, ce qui, sur les plages du Nord n’est pas une évidence, et
que la mer soit basse pour me garantir le maximum de plage et donc la
densité humaine la plus faible, ceci afin d’utiliser la plage et la mer
en toile de fond.
Ces critères réunis, me voilà faisant des
allers-retours sur cette plage de plus de 1 km de longueur, scrutant les
personnes qui vont ou reviennent du bain, cherchant celui ou celle qui
aura une posture, un physique correspondant à mes attentes. J’aurai par
exemple attendu le dernier été pour pouvoir photographier une jeune
femme enceinte...


Mais pour revenir à la question initiale,
je cherchais Madame ou Monsieur tout le monde, l’ouvrier qui porte
encore à travers la voussure des épaules les sacs de ciment de l’année,
la femme qui montre les stigmates des multiples maternités, cette femme
âgée ayant du être très belle étant jeune et dont le corps commence à
trahir les années de dur labeur.
Cela m’a amené à refuser de photographier
le groupe de jeunes filles, belles comme les canons actuels de la mode,
et qui ne comprenaient pas mon refus alors que je venais de
photographier un monsieur qui pourrait être leurs pères, et qui
physiquement n’avait rien d’Alain Delon…
L’objectif de chaque séance, 3 portraits
pour quelques quatre heures de marche, en moyenne un refus pour deux
demandes, voilà Balnéaires en chiffres …


Avez-vous des liens avec
le lieu où ces personnages ont été photographiés ?
Je suis né à Boulogne sur mer, et dans mon
enfance j’allais à la plage avec ma mère, ma mère qui peut-être
ressemblait à ces femmes que j’ai souvent photographiées.
Quant au choix de la plage, ce n’est pas
un hasard, mais le résultat de plusieurs tentatives sur les plages du
littoral de Hardelot à Bray-Dunes.
Dans le Nord, chaque plage a sa propre
population, les habitants du bassin minier vont à Berck, les professions
libérales et la bourgeoisie lilloise choisissent Hardelot, le monde
ouvrier de la métropole se retrouve à Bray-Dunes, la plage la plus au
nord de France mais aussi la plus populaire.
En parallèle de ce travail, le reste de
l’année je travaillais sur les habitants des courées de la région
lilloise, et je me sentais bien au sein de cette population, qui sait
rester simple et ne se prend pas la tête lorsque je les aborde pour les
photographier.
Alors c’est tout naturellement que
Bray-Dunes s’est imposé comme la seule plage ou j’allais travailler,
devenant ma plage, celle que j’ai arpenté pendant près de 20 ans.


Pourriez-vous envisager
d'être vous-mêmes posant à la place de vos modèles et inclus dans cette
série ?
Bien sur !
Mais il me semble bien y être déjà, car je
pense qu’un tel travail, sur une durée aussi importante, est forcément
autobiographique, et qu’à travers les images que me renvoyaient mes
modèles, je me regardais avancer dans la vie, je me regardais passer du
jeune homme trentenaire que j’étais aux premiers clichés au
quinquagénaire portant lui aussi aujourd’hui les premières traces d’une
vie écoulée. Une thérapie ? : Balnéaires ou le miroir…


Vous sentez-vous un pur
photographe du Style Documentaire ?
Effectivement je suis proche du Style
Documentaire, ma réflexion photographique est constamment alimenté par
les travaux des photographes majeurs de ce style photographique, et
l’ouvrage d’Olivier Lugon Le style documentaire, dont vous avez
rédigé une note de
lecture sur galerie-photo.com très intéressante, m’a beaucoup
apporté.
Toutefois, je pense qu’il y a toujours un
risque d’enfermement à s’identifier trop précisément à un style donné.
Je suis plutôt partisan de la forme photographique adapté au projet
photographique, et non l’inverse… Lorsque je photographie
220 footballeurs vétérans, je ne travaille pas de la même manière que
pour Balnéaires. Trouver la bonne écriture photographique, voilà
je pense le style que je revendique, même si ce n’est pas toujours
facile …


Quels sont les
photographes dont vous vous sentez l'héritier ?
L’héritier, je ne sais pas, mais bien
entendu nombreux sont les photographes m’ayant influencé.
Parmi eux, je citerai bien évidemment
Richard Avedon à travers son volet Visages de l’Ouest, Diane
Arbus par son approche photographique et son implication dans les
milieux sociaux qu’elle côtoyait.
August Sander fait bien entendu partie de
ces photographes dont l’œuvre marque profondément, sans oublier Bern et
Hilla Becher pour la conceptualisation de leurs sujets photographiques,
ces derniers m’ayant beaucoup appris et aidé dans la mise en forme de
mes travaux.
A ces artistes qui ont influencé toute la
photographie contemporaine, je n’oublierai pas d’associer quelques
contemporains dont j’apprécie tout particulièrement le travail sur le
fond et dans la durée, Vanessa Winship, Fazal Sheikk ou encore certains
travaux de Richard Renaldi.


Votre travail prend
parfois des sujets proches de ceux de Charles Fréger ou de Rineke
Dijkstra. Quelles différences voyez-vous particulièrement entre vous et
ces auteurs ?
Je m’attendais à cette question, elle est
récurrente lorsque je montre mes travaux !
J’ai un point commun avec Rineke Dijkstra
à travers ce travail Balnéaires, et un autre avec Charles Fréger
à travers ma dernière série Uniformes.
Pourtant, connaissant bien l’œuvre de ces
deux artistes, il me semble que mon approche est assez éloignée des
leurs.
Rineke Dijkstra sur ses bords de mer parle
de l’adolescence, sujet sur lequel elle retravaille régulièrement,
tandis que moi je parle des traces laissées sur le corps par le poids
des ans. Alors j’aime retourner la question et imaginer comment Rineke Dijkstra
répondrait à la même question concernant Balnéaires, en sachant
que lorsque ses premiers clichés réalisés en 1992 ont commencés à être
diffusés, j’avais déjà exposé le premier volet de mon travail …
Concernant Charles Fréger, je suis un
fervent admirateur de son travail, et tout comme lui je m’intéresse à
des groupes sociaux bien identifiés, et il me semble donc tout à fait
logique que nos terrains de recherche soient amenés à se croiser.
Le projet photographique que j’essaie
humblement de construire, travaux après travaux, consiste à réaliser le
portrait robot d’une strate de la société, d’un groupe humain clairement
identifié. A cette fin, ce portrait doit répondre à une forme
photographique précise et systématique, ici la frontalité, la posture,
le cadrage, identiques sur chaque portrait.
Chez Rineke Dijkstra, la forme est moins
constante, chacun de ses adolescents a une position personnelle devant
l’objectif. Les personnes que je photographie, elles, n’ont aucune
liberté sur la pose que je dirige totalement.


Pensez-vous avoir une
obsession particulière pour le corps ?
Une obsession pour le corps, non je ne
crois pas.
Bien entendu, comme tout le monde, je
m’interroge sur le vieillissement, le futur, mais sans plus.
Par contre, si obsession il y a, c’est
plus pour l’être humain, sa place dans la société actuelle, son
positionnement par rapport aux autres, son appartenance à un groupe…
Qu’ils soient moines Cisterciens, footballeurs corporatistes, cheminots
maliens, habitants d’une courée ou d’un quartier SNCF, sportifs ou
clients d’un discount, ou encore acteurs de reconstitutions militaires,
les membres de chaque série se résument à un portrait type, un portrait
générique de cette strate de l’humanité. Lorsque je photographie 60
baigneurs, je ne fais que le constat de comment nous sommes tous après
les aléas de la vie, et cela à tout âge, mes baigneurs ayant entre 16 et
80 ans… Qui ne se reconnaitrait pas dans un de ces portraits ?


Avec quel matériel a été
menée cette série ?
Le matériel utilisé se devait de présenter
plusieurs critères :
- ne pas s’interposer avec le sujet,
- être léger car les séances étaient longues,
- et de très bonne qualité pour permettre des tirages grands formats
(80X80cm).
Dans un premier temps j’ai utilisé un
rolleiflex T avec son 75mm Tessar, une pure merveille d’optique, et pour
la seconde partie un hasselblad avec son 80mm, ayant revendu le rollei
pour accéder à l’univers Hasselblad.


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