Erick MENGUAL :
Eloge du vide
© Erick Mengual
Erick, quels sont ces lieux ?
Ce ne sont pas à proprement parler des
friches industrielles mais des bâtiments se trouvant dans une espèce
de no man's land temporel entre une activité qui se termine et une
nouvelle activité, après restauration. Il s'agit d'une ancienne
biscuiterie transformée aujourd'hui en centre d'art contemporain, un
grand bâtiment de l'armée transformé en centre de formation
continue, un ancien hôpital militaire devenu résidence et bureaux
pour administrations. Ces lieux sont en général fermés au public et
surveillés pour éviter des dégradations ou des squats. J'ai eu les
autorisations pour les photographier. Dans chacun d'entre eux, j'ai
senti une atmosphère de lieux chargés d'activités et non de lieux
abandonnés.
© Erick Mengual
Pourquoi le titre : "Eloge du vide" ?
Eloge désigne un discours qui célèbre
quelque chose : en l’occurrence le vide. Vide qui paradoxalement
fait émerger du sens, la présence humaine et l'activité passée. Ce
vide est également un passage obligé pour envisager de nouvelles
affectations du bâtiment. Durant ces séances de prises de vue, j'ai
passé seul des journées entières dans ces lieux. J’ai ressenti à la
fois une présence humaine et un vide amplifié par ces grands espaces
empreints de silence. J'ai choisi le noir et blanc pour accentuer
cette impression de vide.
© Erick Mengual
Vous pratiquez le charbon et la gomme bichromatée.
Pourquoi avoir travaillé ces images à la gomme bichromatée ?
Je m'exprime très souvent avec ce procédé. Lorsque je réalise des
photographies, je les imagine d'abord en gomme bichromatée. Je suis
dans l'interprétation totale de l'image grâce au choix des couleurs,
à l'intervention manuelle au moment du dépouillement, au nombre de
couches choisies... Chaque image est unique, il est impossible de
reproduire à l'identique. L'image se construit au fil des jours,
lentement hors du temps (un peu comme ces lieux où le temps s'est
arrêté pour un moment...)
C'est la première fois que je
travaille une série en noir et blanc. Habituellement c'est la
couleur que m'aide à interpréter l'image.
© Erick Mengual
Ces photographies sont très épurées et austères, presque
religieuses. Quelles sont vos références ? Qu'est-ce qui vous a
conduit à cela ? Le noir renforce ici
le côté austère des lieux et apporte une touche presque dramatique.
C'est surtout l'ambiance ressentie dans ces espaces qui m'a conduit
à rechercher à la fois les perspectives et les lignes. J'ai eu la
chance de photographier des lieux où il restait encore certains
équipements très graphiques. J'ai également travaillé avec la
lumière du jour quitte à revenir plusieurs fois sur les lieux pour
la saisir au bon moment. Les
photographes qui m'inspirent sont, entre autres, Alfred Stieglitz,
Paul Strand, Edouard Weston, John Batho pour la couleur, et le
plasticien photographe Georges Rousse. Il y en a bien d'autres mais
tous ceux-là plus particulièrement m'ont permis de réfléchir au rôle
de la lumière, des lignes de la perspective et de la couleur.
Cette série est née au moment où j'ai conduit l'aménagement de mon
service dans une partie d'un immense bâtiment de 10 000m² qui
attendait depuis plusieurs années une nouvelle jeunesse. Ce bâtiment
était totalement fermé et situé dans une enceinte appartenant à
l'armée. J'ai eu ensuite l'opportunité de photographier un ancien
hôpital actuellement en pleine transformation. Prochainement, je
dois photographier des halles des années 30 fermées depuis de
nombreuses années ainsi qu'un magnifique garage dont le propriétaire
part en retraite et qui veut vendre cet l'immeuble. Il ne s'agit pas
de témoigner du passé et de réaliser des photos d'archives, mais de
poursuivre une construction autour du vide « trait d'union »,
accentué par la lumière, la perspective et le noir. La série se
poursuivra en gomme bichromatée.
© Erick Mengual
D'un point de vue technique, pouvez-vous décrire votre pratique, de
la prise de vue au tirage, pour une de ces photographies ?
On a souvent l'habitude de voir des gommes en petit format et la
réalisation en format plus grand (ici en 50x50cm) offre une autre
lecture de l'image. Pour la circonstance je travaille au moyen
format 6X6, un Hasselblad 500M/C. J'ai choisi le format carré qui
symbolise l'anti chaos (parfaitement adapté aux lieux présentés).
Après avoir scanné mes négatifs je les retouche sur GIMP en
appliquant des courbes. Je les fait ensuite tirer chez un imprimeur
sur un support transparent. Je prépare mon papier en le gélatinant
afin que le pigment ne pénètre pas dans la fibre, pour que le blanc
de la lumière vienne du fond du papier. Puis j'applique 4 à 5
couches de pigment noir pour fresque, en prenant soin de laisser
sécher 24h entre chaque couche. Enfin, je clarifie la gomme à l'alun
de potasse pour supprimer la teinte jaune du bichromate de potassium
emprisonné dans le papier.
© Erick Mengual
Votre pratique photographique a beaucoup évolué ces dernières
années. Avez-vous le sentiment d'avoir trouvé le port ?
J'ai toujours recherché à produire des séries et j'ai pris
conscience qu'il ne suffisait pas de montrer des procédés
photographiques mais des images. Le danger des procédés est de
réaliser des images comme au XIXème siècle alors qu'il ne s'agit que
de techniques qu'il faut adapter à notre époque.
C'est la première fois que je réalise
une série aussi importante : aujourd'hui 17 gommes sont déjà tirées.
Je ne pense pas actuellement avoir fait entièrement le tour de la
question, je continue à chercher et espère évoluer en prenant en
compte, à la fois la prise de vue, la technique et la démarche
plastique.
© Erick Mengual |