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l'auteur
Eric Lusito

photographe autodidacte français
né en 1976 à Aoste, Italie
vit à Chamonix Mont-Blanc
Sa première monographie
"After the Wall"
est le résultat de six années
de voyages dans
l'ancien espace soviétique
contact@ericlusito.com
www.ericlusito.com
Expositions
2009 « L’URSS et la construction du mythe héroïque »
Université Paris-Sorbonne, France
2008 GIM Galerie, Brême, Allemagne
2007 NegPos Galerie, Nîmes, France
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After the Wall Traces of the Soviet Empire
Dewi Lewis Publishing, novembre 2009
Texte de Francis Conte
université de Paris Sorbonne
100 images, 120 pages, 25 x 30 cm
Imprimé par EBS, Italie
ISBN 9781904587750
Interview par
Yves MARCHAND et Romain MEFFRE
Nés en 1981 et 1987

photographie : Frederic Champion Expositions
2008 : "Movie Theaters,
les palais oubliés du cinéma"
Naço Gallery, Paris 12ème
2007 : "Industria, ruines industrielles"
Galerie Kennory Kim, Paris 3ème
2006 : "Les fabuleuses ruines de Detroit"
Galerie Kennory Kim, Paris 3ème
www.marchandmeffre.com
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Eric Lusito :
les vestiges oubliés de l'Empire Soviétique
Interview par Yves Marchand et Romain Meffre

Mig-21, Mongolie. Cette base aérienne soviétique a été construite dans
les années 1970 en vue d’un éventuel conflit avec la Chine. Les
divisions stationnées aux frontières du bloc soviétique étaient
maintenues à pleine puissance et à un haut degré de préparation,
disponibles à tout moment pour des opérations offensives.
Comment est venu ce projet ?
Une partie de la réponse vient du 9
novembre 1989, lorsque les télévisions du monde entier ont diffusé en
direct la démolition du mur de Berlin. J’avais douze ans et
j'appartenais à la génération pour qui le Rideau de Fer ne signifiait
pas grand-chose et encore moins l’oppression et l’endoctrinement des
peuples sous le régime soviétique.
A la vue de ces images et malgré mon jeune
âge, j’ai été intrigué puis bouleversé par la joie et l’émotion de ces
retrouvailles, devant ce peuple allemand enfin réuni après vingt-huit
ans de séparation.
J'ai pris alors conscience que quelque
chose d’important s’était déroulé sous mes yeux. Je ne peux expliquer le
sentiment que j’ai ressenti à ce moment là, tout ce ce que je savais
c’est qu’un jour je partirai pour essayer de comprendre ce qui s’était
passé au-delà de ce mur.

Le serment d'allégeance du soldat soviétique, Allemagne. En prêtant
serment d'allégeance, un soldat jurait d'être " un soldat honnête,
brave, discipliné, vigilant… de préserver strictement les secrets
militaires et gouvernementaux, et d'exécuter, sans contredit, tous les
règlements et les ordres militaires des commandants et des supérieurs."
Après le bac j'ai poursuivi des études
scientifiques jusqu’à l’obtention du diplôme. J’ai enchaîné quatre
années dans le monde de l’industrie comme technico-commercial puis j’ai
réalisé que tout cela n’était pas ma vocation. Après quelques semaines
de liberté, les souvenirs d’enfance sont remontés à la surface,
notamment l’image télévisée de la chute du Mur. J’ai alors décidé
d’acheter un vieux camping-car anglais et de partir dans les pays de
l’Est avec pour seul compagnon un appareil photo.
Je m’étais interdit de me documenter car
je voulais laisser libre cours à la découverte.
Arrivé le 3 juillet 2002 à Novy Jičin en
République Tchèque, un peu perdu, je ne parlais pas un mot de la langue,
je suis resté un mois à chercher mes repères. Ma rencontre avec Radek,
jeune professeur de géographie, a été décisive. Nous sommes devenus amis
et nous avons eu en anglais de longues conversations sur la manière dont
vivait le peuple à l’époque du communisme.
Un jour il m'a proposé de partir découvrir
la base militaire soviétique de Libava. Spectacle étonnant et à la fois
désolant mais qui, malgré tout, m'a fasciné. J'ai commencé à comprendre
ce qu’était la force de l’Armée Rouge et la crainte qu’elle avait
inspiré. Constatant ma réaction, Radek m'a dévoilé l’existence d’autres
bases militaires abandonnées. J’ai alors pris la décision de parcourir
l’ancien bloc soviétique à la recherche de ces bases qui représentaient
l’ambition et la puissance de l’URSS.

« Celui qui vient à nous avec un glaive, périra par le glaive » - tiré
du film d'Eisenstein, Alexandre Nevski. Pendant l'ère soviétique, de
nombreux militaires, personnel de soutien et leurs familles ont été
déployés autour et dans Tchoibalsan, Mongolie. La population était de
plus de 300 000 habitants. Aujourd'hui elle est d'environ 39 000.
Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées ?
N’oublions pas que j’étais dans l’ancien
territoire du bloc soviétique, pays qui était le plus armé au monde et
doté d’un nombre considérable de bases militaires d’espionnage.
Aujourd’hui nombre d’entre elles sont en ruine et ont été pillées.
Certaines bases sont peu surveillées, d’autres le sont beaucoup plus, et
l’on peut facilement comprendre que les photographes ne sont pas les
bienvenus. Les risques encourus peuvent aller de la confiscation du
matériel et des films, jusqu’à une condamnation à une peine de prison.
A titre d’exemple, je ne citerai que la
base de missiles intercontinentaux de Zangiz-Tobe perdue dans les
steppes du Kazakhstan et dont le centre est reconverti en quatre prisons
sous haute surveillance. Pour rapporter des photos de ce site je suis
resté trois jours caché. Pour parler de la difficulté technique propre à
la photographie, les choix des lumières a été limité aux rares instants
qui me permettaient de passer inaperçu. Le fait que j’avais décidé de
travailler en grand format ne m'a pas facilité la tâche par rapport à
l’utilisation d'un matériel plus petit et plus léger.
Pendant ces six
années passées à la découverte des lieux, malgré le danger et les
difficultés, ma motivation a tenu au fait de photographier avant leur
disparition ces vestiges livrés aux caprices du temps.

Zone 120, Mongolie. Bâtiment militaire construit en 1982. Le slogan se
lit : « Gloire au Parti Communiste d'Union Soviétique » . Après 1955,
quand Khrouchtchev condamne les «excès» du style Empire de Staline,
l'architecture soviétique est marquée par l'austérité géométrique. Les
bâtiments, recouverts généralement avec des briques blanches en
silicate, ont été construits aussi économiquement que possible en
utilisant des procédés de construction tr�s standardisés.
Votre travail ne s’est pas arrêté à la photographie ?
En Union Soviétique plus qu'ailleurs, le
sentiment de la "réalité" a été construit à partir de représentations
idéologiques modelées par le régime. Le pouvoir politique a su exploiter
le talent immense des artistes russes pour mobiliser la société dans une
nouvelle culture pleinement "soviétique". J’ai récupéré des posters, des
portraits des dirigeants, des négatifs... abandonnés dans les bases
militaires. Tout ce matériel représente des officiers, des soldats, des
cosmonautes… ceux qui faisait partie de l’élite soviétique et devaient
servir d’exemple à la jeunesse. C'est d'autant plus fort pour l'URSS qui
a usé et abusé des symboles qu'ils deviennent ici des antithèses du
message original. Ainsi les posters déchirés, les négatifs effacés
portent sur eux seuls à la fois la cause et le résultat de
l'effondrement brutal du système.

Photographie privée issue d’un rouleau de négatifs noir et blanc trouvé
à l'intérieur de la base militaire soviétique.
La disparition aussi rapide d’une telle
superpuissance doit nous interpeller. En exhumant les images de ces
bases dans le livre, je fige leur processus naturel de disparition...
arrêter le temps, n'est-ce pas le fantasme du photographe ?

Intérieur du Palais de Culture de la 57ème Division de Missiles,
Kazakhstan.
La fin de la Seconde Guerre mondiale a vu émerger l’URSS comme l’une des
deux superpuissances. La célébration de la victoire sur l’Allemagne
nazie devint un culte et donna une légitimité au régime. Les réalités
douloureuses de la guerre trouvèrent souvent leur expression dans des
images allégoriques semi-religieuses de mères tenant leurs enfants morts
dans les bras. Rendre hommage aux immenses sacrifices de la guerre était
au moins une chose sur laquelle le gouvernement et la population
pouvaient être d’accord.
Quel matériel avez-vous utilisé ?
J’ai commencé avec un simple compact
amateur Konica. Puis quand celui-ci a rendu l'âme en 2003 mon père a
ressorti son Zenit E. C'est un réflex bon marché de fabrication
soviétique. J'étais fasciné par le "made in USSR" et le côté tank de
l'objet. J'ai appris avec le Zenit les bases de la prise de vue mais la
cellule ne marchait plus et il y avait des entrées de lumière. Je suis
passé alors au reflex grand public avec le Nikon F65. Pour l'anecdote,
avec le réflex je m'étais bricolé un système comprenant une échelle et
un large plateau en bois ou je posais le trépied, afin de hausser le
point de vue pour éviter les perspectives déformées. Quel bric-à-brac
quand j'y repense ! Il va de soi que ces premières photos n’ont pu être
utilisées pour l’édition du livre. Le vol de ce matériel a été ensuite
décisif pour mon avenir de photographe : en 2005 en Lituanie je me suis
fait voler tout mon sac photo. J’ai à ce moment pris la décision de
m’équiper en matériel de qualité professionnelle. Mon objectif était de
trouver une chambre grand format neuve, légère, compacte, facile à
entretenir et la moins chère possible. J’ai acheté la Toyo 45 CF, un
objectif de 90 mm, un de 150 mm, un dos Fujifilm Quickload et du film
160S. Je remercie d’ailleurs le site Galerie Photo pour les nombreuses
informations disponibles. Le matériel et les accessoires ont coûté
environ 1500 €. Ce matériel m’a donné entière satisfaction.

Base d’entraînement d'infanterie, Lettonie.
Vous venez de sortir un livre en anglais « After the Wall Traces of
the Soviet Empire ».
Dans un contexte économique difficile, comment avez-vous réussi à
trouver un éditeur ?
A l’occasion du festival des Rencontres
Internationales de la Photographie d’Arles 2007, j'ai eu la chance de
rencontrer l'éditeur anglais Dewi Lewis à qui j’ai fait part de mon
projet, en lui signalant que je repartais le mois suivant pour la
Russie. Sa réponse a été : "a very strong project". Il ne m’a rien
promis mais il m'a demandé de lui signaler ce que je ramènerai. Un an
plus tard nous nous sommes à nouveau rencontrés et à la vue des photos
sa réaction a été magnifique "we love it and we want to make it !". Dewi
Lewis depuis 22 ans publie des photographes de renommée internationale
tels que Martin Parr ou Simon Norfolk qu’il distribue dans le monde
entier. Inutile de dire que j'étais sur un petit nuage ! On s’est mis au
travail sur la sélection des 100 images sur les 600 que j’ai rapportées.
La maquette était achevée en juin 2009. Le livre a été imprimé en
octobre 2009 en Italie à Vérone chez l’imprimeur EBS grand spécialiste
de l’impression des livres d’art. Je tiens à signaler que pour moi cela
a été une grande expérience et je remercie l’éditeur Dewi Lewis de
m’avoir laissé participer à la conception et à la réalisation du livre.
Dès sa sortie je me suis investi dans la promotion aussi
bien auprès de la presse que des librairies.

Terrain de parade, Mongolie. Au début des années 1970, les monuments à
la Grande Guerre Patriotique sont devenus une caractéristique
omniprésente du paysage soviétique. Un soldat du nom d’Alexeï a servi de
modèle pour l'un des premiers, depuis lors, ces monuments sont surnommés
«Aliocha», le diminutif affectueux d'Alexeï. A la base de la statue, une
inscription indique « Tout ce qui a été construit par le peuple, doit
être impérativement défendu ». La zone en face de la statue était
utilisée pour les défilés et les parades militaires. 10 à 15 000
soldats, personnel et leurs familles vivaient ici.
Comment êtes-vous devenu photographe ?
Je suis né à Aoste en Italie en 1976 et
j’avais quatre ans lorsque mes parents sont venus s’installer à Chamonix
Mont-Blanc. Adolescent, comme tous les jeunes de la vallée j'ai pratiqué
le ski l’hiver et la randonnée l’été. J’ai eu la chance de grandir dans
un environnement exceptionnel de beauté, de pouvoir à l’automne
contempler à loisir un coucher de soleil sur les Aiguilles de Chamonix.
C'est un
tableau inoubliable toujours renouvelé, inoubliable par les jeux de
lumière dévoilant les formes de la montagne et changeant à chaque minute
jusqu’à devenir presque irréelle... ce qu’aucun objectif ne peut
fidèlement reproduire. Les sensations que j’ai éprouvé à vivre ce
spectacle en direct ne m’ont toutefois jamais motivé à jouer à
l’apprenti photographe.
D’autre part ma famille n’est pas vraiment
fan de photo. Il y a peu de clichés souvenirs de nos vacances, bien que
mon père dans les années 70 ait eu un Zenith de fabrication russe qu'il
réservait "aux occasions exceptionnelles". L’ironie du
sort a voulu que trente ans plus tard cet appareil m'ait rendu de
précieux services.
Non finalement si je suis devenu
photographe, c'est vraiment au moment où l'on m'a volé mon sac photo en
Lituanie en 2005...

Zone 3D, Kazakhstan. Construite en 1956 comme station au sol pour suivre
le premier satellite Spoutnik, elle est devenue ensuite l'une des bases
soviétiques les plus sophistiquées pour l'observation spatiale,
fournissant un contrôle satellite et une surveillance des objets dans
l'espace. De gauche à droite: Radar 'Kube-Kontur', autres radars
détruits, et le radar MA-9MKTM-1 ‘Romashka’.

After the Wall Traces of the Soviet Empire
Dewi Lewis Publishing, novembre 2009
Texte de Francis Conte
université de Paris Sorbonne
100 images, 120 pages, 25 x 30 cm
Imprimé par EBS, Italie
ISBN 9781904587750
dernière modification de cet article
: 2010
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