Henri Peyre
Né en 1959 photographe
Beaux-Arts de Paris en peinture
webmaster de galerie-photo
ancien
professeur de photographie
à l'Ecole des Beaux-Arts
de Nîmes
J'ai acheté récemment sur un site bien
connu de ventes aux enchères une œuvre vendue comme un collage
surréaliste. Le commentaire d'objet précisait que c'était une
œuvre du peintre Ruytchi Souzouki, provenant de la
dispersion de sa succession, il y a quelques années.
L'achat m'a semblé d'emblée rationnel : pour un prix de vente à
deux chiffres la vendeuse offrait ce joli collage bien
convenablement encadré et prêt à mettre au mur. J'essaie dans cet
article d'analyser pourquoi cette image a pris d'emblée possession
de moi, pourquoi je me suis senti si instantanément proche d'elle,
en quoi, rationnellement, elle pouvait marcher pour moi.
Mais
l'image d'abord.
Un collage à deux composants
Voici l'image et son cadre.
L'ensemble mesure 32,5cm de large sur 38,5cm de haut.
Un passe-partout en verger ivoire borde le collage lui-même dont la
taille est de 7,5 cm de large sur 13 cm de hauteur.
Voici une vue
de près du collage :
Quelques commentaires :
Le fond est tiré d'un magazine. Le
magazine reproduit une carte coquine du début du siècle : un nu cambré dans un
atelier de peintre, comme semblent l'indiquer une stèle peu
identifiable derrière le modèle aussi bien que la pose, classique
dans le nu académique.
Le ton de la partie principale est un noir et blanc neutre.
Il s'oppose assez nettement au visage monochrome sur fond jaune,
collé par dessus. A droite de la tête, suivant son bord, un solide
trait de stylo à encre vient souligner le rebord du collage.
C'est par le commentaire de ce coup d'encre que nous commencerons
l'analyse du charme de cette petite œuvre. Mais n'anticipons pas. Il
faut commencer par dire un mot à propos de son auteur.
Ruytchi
Souzouki :
un illustre inconnu
Probablement peu d'entre vous connaissent-ils cet artiste.
Personnellement je n'en avais jamais entendu parler. Heureusement Wikipedia, mémoire du Monde, y consacre une biographie un peu
nourrie(1). De ceci, on peut retenir les quelques points suivants :
L'artiste est japonais. Né à Yokohama en 1904, d'un père banquier
établi au Brésil, après des études de peinture, il se fixe à Paris
au début des années 1920. Il y restera jusqu'à sa mort en 1985.
Suivant l'encyclopédie, la démarche surréaliste, déterminante
pour toute son œuvre, [l’amènera] à s’intéresser au dessin
automatique et au collage. et, plus loin : L’originalité de son expression artistique réside dans
l’intégration d’éléments populaires (presse, feuilletons, roman
policier), à partir desquels il réalise des portraits de Martine
Carol, Brigitte Bardot, Marcel Proust...
Resté
fidèle au surréalisme et insensible aux modes nouvelles, il sera peu
à peu oublié par la suite. Wikipédia précise même qu'il meurt
pauvre et oublié en 1985 et est enterré dans la fosse commune du
cimetière parisien de Thiais. Son œuvre, récupérée par son gardien
d’immeuble, fera l’objet d’une vente aux enchères à Drouot en . Les invendus iront à la
décharge.
Prolongeons cette biographie de Ruytchi Souzouki
par quelques notions sur l'état de l'Art dans le Paris capitale
mondiale des Arts, où débarque l'artiste dans le début des années
vingt.
Un rappel sur le surréalisme
Nous sommes dans les années folles. Après
l'horreur de la première guerre mondiale une frénésie de vivre s'est
emparée de tous.
Le surréalisme est dans la ligne
du mouvement Dada, apparu vers 1915.
Le mouvement Dada est à la recherche d'une nouveauté absolue et
perpétuelle qu'il pense obtenir en refusant toute raison et toute
logique. Tout est bon pour combattre les normes établies et parmi
elles, dans les Beaux-arts, les conventions et le goût du Beau.
Provocateur, blasphématoire, au moins ironique, le Dadaïsme peine
toutefois à s'affranchir de l'esprit d'opposition systématique et de
destruction qu'il prône comme moyen d'attaque. Il se voulait
libérateur et heureux, et il a tendance à devenir l'énoncé stérile
d'un perpétuel mécontentement.
Breton considère le
surréalisme comme une recherche de l'union du réel et
l'imaginaire : "je crois à la
résolution future de ces deux états, en apparence si
contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de
réalité absolue". Il y a un projet, certes bien flou et
âprement discuté par les uns et les autres, mais un projet qui veut
produire des œuvres qui ne soient pas que réactionnaires (au sens
d'en réaction).
En ce sens et même si le mot de Breton parle de
résolution, c'est-à-dire est un projet de fusion, toute
tentative de faire coexister le rêve et la réalité dans une même
œuvre est sur la voie prônée par le surréalisme.
Il
est temps, ces quelques rappels faits, de nous tourner vers notre
petit collage, et de voir en quoi ce rappel historique peut en
enrichir la lecture.
A la recherche du sujet
Une première question apparaît tout de suite. Que représente ce
collage ? Que veut dire cette tête collée ? Quel est exactement le
sujet de notre petit tableau ?
Une bonne technique d'approche pour répondre à ce genre de question
est généralement de considérer ce qu'on voit au centre de la prise
de vue.
Traçons donc les deux diagonales du collage.
Première remarque : le centre de l'image tombe dans un vide, à
hauteur du sexe du personnage, mais décalé sur la droite.
Ce qu'il montre avant tout n'est pas le sexe mais le creux de la
taille et il invite le regard à parcourir la ligne serpentant sur le
côté droit du personnage, de la jambe gauche jusqu'au visage. Et, au
visage, on retrouve le trait d'encre noir, qui permet de marquer le
bord droit du visage, qui ne se détacherait pas autrement aussi
facilement du fond gris du mur arrière ; le corps très blanc n'a
pas, lui, cette difficulté à imposer la ligne de son bord. Autrement
dit, le peintre, par ce trait noir, nous souligne sa première
intention de forme : dessiner en milieu d'image une ligne sensuelle
et enjôleuse qui remonte jusqu'à la tête. Cette ligne centrale
caressante invite à considérer la sensualité du modèle au corps
blanc.
Deux lignes aux tiers installent, pour celle de gauche, l'équilibre
du corps passant par le sexe ; pour celle de droite, le bord de
gauche du cadre du miroir.
Ces deux lignes de tiers de part et d'autre du serpent de la ligne
de sensualité centrale forcent la verticalité du sujet.
Il est temps de parler de la tête à présent.
Je passe sur un sujet secondaire, l'identification que je fais de la
tête empruntée à celle d'Arletty. Ruytchi Souzouki s'intéressait aux
vedettes et il ne serait pas étonnant qu'il se soit servi de celle
d'une des vedettes les plus connues de la période.
Intéressons-nous plutôt à l'aspect formel de cette tête. Plusieurs
éléments sont utilisés pour l'opposer au corps blanc et vulnérable :
Sa couleur jaune tout d'abord, qui l'oppose puissamment à la chair
du modèle.
Ensuite sa minceur relative par rapport au corps, qui rend ce second
encore plus charnu.
Le curieux et théâtral couvre-chef qui en fait une tête habillée sur
un corps nu.
Mais il y a encore autre chose, un élément capital : alors que le
corps est entièrement soumis à une verticalité formelle, comme on
l'a vu, la tête est placée dans un axe oblique, ce qui renforce
encore sa non-appartenance au corps auquel elle s'est trouvée
attachée.
Il y a à méditer là-dessus : on fait un photomontage, en attachant
un corps à une tête, mais exprès pour dire que la tête n'appartient
pas au corps.
Le tableau de l'orgasme
On n'est dès lors plus très loin du sujet de l'oeuvre.
Il reste à dire qu'une tête renversée sur un corps offert est
évidemment une représentation de l'extase. La tête en exposant sa
congestion indique combien elle est emmenée loin dans le parcours de
l'orgasme, atteinte par la nudité du corps qu'elle met en valeur par
contraste.
En bon schopenhauerien(2), persuadé que la raison
libère, je vois dans cette tête congestionnée la soumission de
l'individu au commandement de l'espèce et je comprends bien pourquoi
j'ai tout de suite apprécié ce collage de Ruytchi Souzouki : la tête
qui nous est montrée est passée dans le monde de l'espèce, même si
elle est encore attachée (quoiqu'avec à peu près...) à ce corps nu.
Dans ce raccourci saisissant Ruytchi Souzouki combine deux mondes,
celui de la banalité du réel et de son reflet à droite avec le
miroir. Et à gauche le monde saisissant de l'espèce prise dans son
accomplissement.
Très efficacement la composition place le spectateur entre surréel
et le réel, en ligne avec le projet de Breton.
On est en cela amené à éprouver intellectuellement un état instable,
le bref moment de passage de l'orgasme dans l'espèce, moment
privilégié où l'individu balance objectivement son autonomie au
pouvoir de l'espèce ; moment de la révélation de la limite du moi et
d'une fusion un instant entrevue avec une espèce surpuissante.
De là vient cette sensation de déséquilibre et de précarité qui
invite le regard à revenir toujours s'éprouver à la faiblesse de ses
bases... et fait de ce collage de Ruytchi Souzouki une œuvre
vraiment très accomplie.
(2) Pour Schopenhauer, la
volonté de vivre et se reproduire, confuse en l'homme, domine
néanmoins malgré lui tous ses actes : l'individu est aux ordres de
l'espèce. L'homme peut, dans une certaine mesure s'en libérer par
l'intellect, sa capacité personnelle à raisonner et à
juger, mais sans s'aveugler sur les limites de cette liberté...
Schopenhauer prône le renoncement à la volonté au travers
de la contemplation (à la façon du bouddhisme) et une charité
attentive dans le rapport aux êtres, nourrie de la pitié que suscite la perception de la modestie navrante de la
condition humaine.
On est loin de cette idée contemporaine que la libération sexuelle
donne à l'individu une plus grande liberté personnelle : en laissant
agir l'instinct il ne fait que devenir plus soumis à l'espèce ; de
là l'inévitable mécontentement sourd associé à cette "libération".
Dernière mise à jour : mars 2024
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