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l'auteur
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Charles Adams Platt,
le peintre-né
par Henri Peyre

Charles Adams Platt dans son atelier
Charles Adams Platt nait en 1861. Artiste intelligent et passionné mais
extrêmement réservé et tout entier tourné vers son art, il devra à des
circonstances de la vie particulièrement bouleversantes, auxquelles il
opposera la brûlante passion de son art, d'être devenu un des
architectes américains les plus célèbres de son temps. Graveur
exceptionnel devenu peintre de tout premier rang, il finira par fidélité
à des proches dont il observe, médusé, la disparition précoce, de
reconstruire par l'architecture la beauté d'une jeunesse broyée par le
sort.
Un peintre extrêmement doué et précoce, dans un environnement
favorable
Un environnement favorable
Les parents de Charles Adams Platt, John Henry et Mary Elizabeth
Cheney Platt habitent New York et jouissent d'une confortable fortune
de famille : les Platt descendent de colons britanniques arrivés aux
Amériques en 1638-39, puis installés vers le milieu du XVIIIe dans la
vallée de l'Hudson. Le grand-père paternel de Charles Adams devient
marchand à New-York et réalise des investissements heureux dans les
transports sur la rivière. A la retraite de bonne heure, il devient
directeur du chemin de fer et de deux banques. La sœur de ce grand-père,
Elizabeth, se marie avec un avocat, politicien et membre du congrès du
comté d'Albany.
Du côté maternel, la famille s'est enrichie dans les années 1830
grâce à la production industrielle de la soie dans la région de
Manchester. Deux grands oncles de Charles Adams, libérés par cette fortune
des obligations du travail, deviennent peintres. L'un d'entre eux, John
Cheney, est à l'origine un graveur ; proche de sa nièce, la mère de
Charles Adams, il exerce une grande influence sur l'enfant. C'est un
homme entre puritanisme et rousseauisme, qui prône la modestie, une
grande simplicité dans le vêtement, l'alimentation et le genre de vie.
Avec cela un homme délicat et raffiné, amoureux de la beauté. Nul doute
que Charles Adams ait hérité du caractère de ce grand oncle.
Charles Adams est aussi très fortement influencé par son père, John
Henry Platt, et pas d'une façon forcément heureuse. Son père est avocat.
Homme intelligent, cultivé, bien fait, doté d'un humour fin, il
travaille dans un des plus grands cabinets de New York. Mais une
timidité maladive lui interdit quasiment toute intervention en public.
Il se rattrape dans les clubs où sa conversation raffinée est
parfaitement adaptée. Charles Adams Platt sera comme lui un homme fin,
intelligent et raffiné, excellent conteur, champion de club à cause de
sa conversation brillante, mais totalement incapable de s'imposer en
public, et répugnant à le faire.
De commerce agréable et distingué, les parents Platt fréquentent du
beau monde à New York. John Platt est membre du Century Club de New York
où se retrouve autour des Arts et Lettres la gentry new- yorkaise,
avec par exemple Frederick Law Olmsted, le designer de Central Park, ou
le peintre George Henry Hall qui accompagne à deux reprises Charles Adams Platt en Europe.
Des débuts météoritiques
A 8 ans déjà Charles Adams Platt veut être peintre et
personne ne tente de l'en dissuader. Au contraire. Toute la famille
l'encourage. Vers 15 ou 16 ans il est déjà extrêmement fort en dessin et
en peinture. Il dessine souvent à Manchester, le fief des Cheney, où il
peut noter les efforts familiaux pour créer des usines saines, et les
implanter dans de magnifiques parcs arborés.
L'école traditionnelle ne l'intéresse pas. Il entre donc en 1878 à
l'Antique School of the National Academy of Design. Cette école enseigne
le dessin, la perspective et l'anatomie, mais pas la
peinture. Les professeurs ont souvent été formés en Europe. Certains
d'entre eux, comme Wilmarth, sont des modernes, qui prônent un dessin
rapide et une observation très vive des ombres et des lumières. Platt en
est proche. Il travaille la peinture le soir, à l'Art
Students League, organisme pas cher fondé en 1875 par des peintres en
réaction à l'enseignement jugé trop académique de l'école officielle.
Les professeurs, souvent formés en Allemagne, se réclament de Franz Hals
et du vérisme hollandais.
Au bout de 3 ans de ce double régime, Charles Adams Platt pense qu'il
a fait le tour de ce que New York peut lui apporter. Il a heureusement,
au cours d'une de ses fréquentes sorties en plein air dans la région de
Manchester, fait la connaissance de l'excellent graveur Stephen Parrish,
un artiste de Philadelphie. Celui-ci le prend sous son aile. Platt vit
avec lui en famille à Gloucester (Massachusetts) une partie de l'année
1880. C'est là que Platt mettra au point un style extrêmement tendu autour d'un dessin tueur, au résumé rapide, capable d'évoquer toute
une atmosphère avec une grande économie de moyens. Les sujets sont le
plus souvent maritimes et la lumière de contre-jour. Platt se joint en
1881 au New York Etching Club, un club de graveurs qui prône la
suggestion plus que la description complète du sujet dans la réalisation
de la gravure, éloignant ainsi la gravure artistique de la gravure
commerciale classique. En 1881 Platt est aussi fort que Parrish en
gravure (et ses gravures sont proches de celles de son aîné). Il est
déjà connu à 19 ans au point que John Platt, au Century Club, est connu
comme "le père du graveur". Platt et Parrish se considèrent à cette
époque comme des disciples de l'Anglais Seymour Haden, chirurgien
britannique fondateur de la Société (devenue Royale) des
Peintres et des Graveurs ; Platt ira d'ailleurs voir Seymour Haden en 1882,
année où il décide de partir pour étudier la peinture à Paris, capitale
incontestée des beaux-arts. Il part sûr de son dessin et sûr d'un talent
de graveur qui lui a déjà rapporté pas mal d'argent. Même si déjà la
gravure ne lui suffit plus, il continuera de la pratiquer toute sa vie.
Platt passe à peu près toutes les années de 1882 à 1887 en études à
Paris. Pendant les vacances d'été, il voyage en Europe. Confiant dans
son extraordinaire capacité à se former lui-même et dans son incroyable
vitesse d'acquisition, il rencontre un grand nombre de peintres mais ne
s'attache à aucune école ou à aucun maître. Il continue de vendre un
grand nombre de gravures et tire fierté de l'autonomie financière que
lui procure la reconnaissance de son talent.
Les deux premières années, Charles Adams Platt travaille seul, va
voir des expositions, et tente de présenter des œuvres au Salon de printemps, où il
éveille peu d'intérêt malgré ses succès commerciaux. Il passe son
premier été à visiter la Normandie et la Bretagne. Août 1882 le trouve à
Grand Camp en Normandie où il rencontre un autre expatrié américain,
l'impressionniste Frank Myer Boggs dont sur le moment il apprécie peu le
travail. Néanmoins Boggs le convainc d'aller peindre l'été suivant au
Pays-Bas. Les deux hommes seront à Dordrecht l'été 1883. Platt découvre
la tradition hollandaise du paysage, et se lie d'amitié avec Jacob
Marris, un des chefs de l'Ecole Hollandaise. A cette période il retrouve
Dennis Miller Bunker et Kenneth Cranford, peintres américains dont il
connaissait le travail à New York, qu'il commence à fréquenter.
Bunker suit l'atelier Gérôme, Cranford est aux Beaux-Arts. Cela ne
suffit toujours pas à décider Platt à suivre lui-même des cours, tant il est
indépendant et déjà convaincu de la qualité de son travail. Il faudra que le salon
l'ignore en 1883 et lui prenne 2 peintures en 1884 qui n'auront aucun
succès critique, pour l'ébranler un peu. Il s'inscrit dans la moins
académique des académies possibles, l'Académie Julian, et dans l'atelier
de Jules Lefèvre. L'académie Julian est prisée par les peintres
américains : y sont passés Will Low, Kenyon Cox ou Willard Metcalf. Fruit
de ces efforts, le salon prend à Platt le tableau "Le Graveur" (the
Etcher), en 1885. La critique française est excellente tandis que la
critique américaine préfère les paysages de Charles Adams.
Charles Adams Platt - The Etcher, 1885
Ce sera la dernière fois que Charles Adams Platt présente quelque
chose au salon. Trop indépendant, trop fier et pas assez social pour
perdre plus de temps dans un exercice qui déjà le lasse. Un exercice
aussi où il faudrait faire plus de figure humaine alors que Platt est
résolument un paysagiste.
Charles Adams Platt : à l'origine un graveur amoureux des contre-jours
Que cherche Charles Adams Platt dans son art ? Il est très
intéressant de parcourir les gravures qu'a réalisées l'artiste. Elles
représentent sa vision naturelle du Monde, ce qui l'a d'abord ému
en art. Voici
quelques gravures, classées par ordre chronologique :

Bateaux sur la Basse Tyde (Grande-Bretagne) - Charles Adams Platt - 1882
- Gravure
plaque 14.9 x 25.1 cm - feuille : 22.5 x 29.7 cm
Metropolitan Museum of Art, New York

Une ferme anglaise
Charles Adams Platt, 1883 - Pointe sèche,
Dimensions : gravure : 14.6 x 22.5 cm, feuille : 22.2 x 30.5 cm
Metropolitan Museum of Art, New York

Vue de la rue du Mont-Cenis à Montmartre - Charles Adams Platt, 1884
Gravure - Dimensions : plaque : 13.7 x 21.3 cm - feuille : 20.2 x 27.3
cm
Metropolitan Museum of Art, New York

Le port de Naples - Charles Adams Platt - 1887 - gravure
Dimensions : plaque : 12.7 x 19.7 cm, feuille19.8 x 26.4 cm
Metropolitan Museum of Art, New York

Péniches avec remorqueur - Charles Adams Platt - 1887 - Gravure et
pointe sèche
Dimensions : plaque 11.3 x 17.6 cm - feuille : 21.9 x 28.6 cm
Metropolitan Museum of Art, New York

Jour de vent à Dordrecht - Charles Adams Platt,1888
Gravure et pointe sèche
Dimensions : plaque : 34.4 x 47.3 cm - Feuille : 50.2 x 64.8 cm
Metropolitan Museum of Art, New York

Williamsburg vu du pont (Croquis)
Charles Adams Platt - 1889 - Gravure et pointe sèche
Dimensions : plaque 16 x 23.3 cm - feuille : 18.7 x 26.4 cm
Metropolitan Museum of Art, New York

La rivière Charles - Charles Adams Platt, 1890 - gravure
image : 16.2 x 36.4 cm - plaque : 20.8 x 37 cm - feuille : 24.8 x
41.6 cm,
Metropolitan Museum of Art, New York
Ces gravures somptueuses vont de 1882 à 1890, c'est-à-dire couvrent les
années d'apprentissage à Paris et jusqu'à 3 ans au-delà. On peut dire
qu'il n'y a aucune évolution visible. On retrouve ce sentiment que Platt
sait ce qu'il aime avant d'arriver en Europe, et n'en démord pas. Les vues qui
l'intéressent sont plutôt :
- des vues de contre-jour,
- avec une description atmosphérique de ce contre-jour,
- la présence d'eau,
- une activité humaine toujours un peu tenue à distance.
On trouve donc chez Charles Adams Platt le goût pour des sujets
impressionnistes, tandis que la gravure l'entraîne vers des
représentations peintes où la couleur, parfaitement maîtrisée, ne se
substitue jamais à la représentation des valeurs ; la description
des valeurs porte toujours l'effet le plus fort de la représentation.
Les études à Paris : hésitation entre l'esprit de Rome et le
réalisme hollandais
Nous avons dit que Charles Adams Platt sait déjà ce qui l'intéresse
en arrivant à Paris et s'y tient. Pour autant, est-il resté imperméable
à tout ce qu'il a vu et entendu dans la capitale artistique du Monde ?
Bien évidemment non.
D'abord, même si Platt tarde à accepter l'idée qu'il peut
s'intéresser à autre chose que ces paysages de bord de l'eau en
atmosphère de contre-jour, il finit, après 2 ans, par tenter l'aventure de
l'atelier en entrant à l'Académie Jullian. Peindre en atelier est une
contrainte forte pour l'amoureux de nature changeante qu'est Charles
Adams. Peindre en atelier c'est accepter de s'intéresser à des
compositions qui ne bougent pas, éclairées par la lumière fixe du Nord.
La contrainte a du être terrible, mais elle amène Platt au séjour en
Hollande, au cours duquel il s'intéresse aux œuvres des primitifs
flamands, premiers peintres réalistes d'atelier, et à l'évolution de la
peinture hollandaise vers le paysage. Platt, qui
est intuitivement l'homme des bords de l'eau et de la représentation de
l'atmosphère, se rend compte qu'en étant cela il appartient en fait à une
tradition, dont il commence à entrevoir les sources. Et ces sources
passent par la Hollande.
Platt évolue donc. Il sait à présent que ce qu'il cherche dans les
paysages n'est pas tant, comme il le pensait en arrivant en France, une
sorte d'anecdote géographique, le plaisir de peindre à l'extérieur des
lieux différents pour simplement se les approprier par le trait ou la
peinture ; il s'aperçoit qu'il poursuit sans le savoir une idée
intérieure du Beau dont chaque paysage peint n'est qu'une tentative
d'évocation.
Il faut maintenant comprendre où en est la tradition des ateliers en
France. A cette époque, la grande tradition des ateliers est l'esprit de
Rome. Les meilleurs élèves des Beaux-Arts comme de l'Académie Jullian
passent le concours de la Villa Medicis pour devenir Prix de Rome et
partir pour la capitale Italienne, en bourse d'études. Le modèle proposé
dans les ateliers est un modèle de beauté plastique et morale à sujet
historique, où la représentation humaine triomphe, et où le paysage
apparait le plus souvent dans une représentation codifiée et non
réaliste. On affecte de mépriser le goût pour la modernité contemporaine,
qui s'intéresse au paysage et à la vie quotidienne,
au nom de l'éternité d'un Beau à l'antique.
Platt fait les choses à l'envers. Il est naturellement et
intuitivement moderne. En venant à Paris, dans un premier temps, il découvre l'énorme tradition
en place. Dans un deuxième temps, par l'approche hollandaise, il accepte l'idée qu'il puisse
lui-même dépendre de racines. Et, troisième temps, il commence à
examiner avec curiosité la grande tradition italienne. Disons-le tout de
suite, cette grande tradition n'entrera pas dans sa peinture ni dans ses
gravures, déjà tellement mûres et au point, déjà tellement parfaitement
adaptées au talent de dessinateur hors pair de Platt et à son intimité
profonde avec le paysage et à son goût du plein-air, qu'il n'y avait pas
de prise pour la moindre évolution.
Qu'on en juge dans ces quelques exemples de peintures : le style de
Platt y demeure constant, la figure humaine est toujours aussi peu
présente, le goût pour la représentation atmosphérique permanent,
l'intérêt à la représentation des valeurs restant majeur ; les couleurs
sont extrêmement délicates, subtiles et raffinées et se glissent sans
bruit derrière le jeu des valeurs.

Charles Adams Platt - Hartford, Connecticut, 1885 - 10-1/4 x 13-3/4 in -
Hartford Steam Boiler Collection, Florence Griswold Museum

Charles Adams Platt - Village sur un canal en Hollande, vers 1890
Huile sur toile, 36cm x 54cm
Inscrit au verso : Painted by My Father Charles A. Platt / about 1890
and given to Endry Worgh / William Platt
Period Watts framen
source :
http://www.brockandco.com/inventory_detail.php?WorkID=418#.VgD5yLnovIU

Charles Adams Platt - Nuages (Paysage aux environs de Cornish),
vers 1894
Huile sur toile, 66cm x 89cm, signée en bas à droite C.A.Platt,
Museum of Fine Arts, Boston

Charles Adams Platt - Garden in winter - (The Croly Garden, Cornish),
après 1904, Huile sur toile, 20 × 24 in., Collection Charles A. Platt
II. Photo : Joshua Nefsky
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Le triomphe d'une Rome paradisiaque
Le goût de l'éternité romaine se constitue peu à peu en Charles Adams
Platt. Or la peinture de ce peintre-né est un art tellement constitué et
solide qu'il ne bouge plus. En peinture Platt a été mûr tout de suite et
n'a plus varié ensuite. Mais ce peintre supérieurement intelligent et
profond a déjà commencé de bouger. Pas en peinture, puisqu'il est déjà
au sommet de son art, le sait, et ne voit pas d'autre chemin. Vers 1885
Stephen Parrish, que Platt n'a jamais perdu de vue, vient s'installer
avec sa famille à Paris. Dans son sillage, la vie sociale de Platt
devient plus active, et Platt fait une rencontre décisive.
L'amour au secours de Rome
Charles Adams Platt, déjà influencé par la grande tradition romaine,
avait pensé à faire le voyage de Rome, grand classique des peintres de
l'époque, en 1884. Mais la présence du choléra dans la région l'en avait
dissuadé. Fin 1885, le projet va aboutir. Platt a rencontré une jeune
femme américaine, Annie Corbin Hoe, dont il est amoureux. Annie est née
en 1852. Elle a 9 ans de plus que lui. Son père, gros fabricant de
machines à imprimer les journaux, dans le Bronx, veut probablement hâter les
choses, considérant son âge. Charles Adams, timide et discret, de bonne famille, lui semble
le gendre idéal. La dureté refroidissante du jugement artistique de Platt a souvent été évoquée par les proches de Charles Adams. Elle ne
rebute pas Annie qui est consciente de son immense talent ; plus
expérimentée que le jeune peintre, elle reconnait sous cette dureté la
protection du sérieux et du timide, et les fermes convictions de Charles
Adams témoignent d'un esprit clair et intelligent, qui sait ce qu'il
veut, garantie de fidélité à venir.
Il est convenu que Charles Adams accompagnera M. et Mme Hoe et leur
fille dans un voyage de plusieurs semaines à Rome.
Vivre en paradis : l'expérience fondatrice de la lune de miel
Charles Adams rejoint les Hoes en février 1886 à San Remo. Au
programme Gênes, Pise, Sienne, puis Rome. A Gènes, Platt déclare sa
flamme à Annie. Ces dans ces dispositions que Platt amoureux va
atteindre la Rome éternelle, le paradis sur terre vers lequel ses études
de peinture à Paris le conduisaient. La belle famille est plus que
consentante. Le printemps italien est somptueux ; Platt pense moins aux
maîtres italiens qu'il ne parle sans discontinuer avec Annie dans les
jardins de Rome. Un Beau qui n'est pas celui de sa peinture, mais celui
d'un amour profond, ensoleillé et lumineux emporte la vie de Charles
Adams et donne à toutes choses un sens profond et nouveau, comme si se
réalisait à Rome, dans l'architecture des jardins et villas visités, la
promesse entrevue dans les académies à Paris du paradis sur terre. Celle
d'un Monde enfin organisé, maternel et accueillant, un Monde venant de
très loin, tiède et infiniment consolateur de toute peine. Platt aime
Annie qui s'offre à lui. Les Coe ont consenti à l'union. Le couple
reviendra à New York en juin. Mais auparavant la lune de miel va se
poursuivre. Il est convenu que les deux amoureux partiront de leur côté à Naples puis
reviendront à Rome
retrouver les Coe.
Charles Adam Platt est alors au moment culminant de sa vie et il ne
le sait pas. C'est un peintre précoce et immense, déterminé et sûr de
son art. Le mythe romain attrapé à Paris contribue à construire chez lui
un amour d'autant plus profond qu'il permet de résoudre dans la vie une
contradiction artistique : Platt comprend et admire l'esprit classique
de Rome, mais ne peut qu'en constater l'inutilité pour sa peinture,
totalement faite et mûre, de tradition réaliste et hollandaise, tournée
vers le bonheur du présent. Aimer Annie à Rome lui fait ressentir comme
un ordre nouveau l'ordre ancien appris dans les ateliers, fortifie son
amour charnel et donne d'emblée une grandeur infinie à sa relation avec
la jeune femme. Dans l'amour pour la tradition Romaine classique, il y a
aussi la notion de paradis perdu, le regard voilé de larmes et tragique,
tourné vers le passé, la peur de la perte. Le piège est en place et des
circonstances familiales exceptionnelles vont le déclencher.
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Une reconstruction longue et difficile
Après le décès de sa femme et la ruine définitive de son mariage,
Charles Adams entre dans une phase d'hébétude. Il revient à New York,
ravagé par le chagrin. Il ne peut parler de la défunte tant aimée ni à
sa mère, ni à sa sœur auprès desquelles il est revenu : elles ne l'ont
jamais connue. Le deuil dure quelques années. Charles Adams Platt essaie
de reconstituer sa vie en recommençant à exposer ses gravures en
particulier au salon organisé par le New York Etching Club. Il passe
l'été 1887 avec le peintre Dennis Bunker à Gloucester et un ami de la
période parisienne, Olivier Walker, dans le Massachusetts. Gravure et
peinture peuvent tout juste le maintenir.
En 1888, il revient peindre seul en Hollande, comme pour recommencer
la vie là où elle l'avait abandonné. Mais en fait l'esprit de Rome, qui
incarne maintenant la période apothéotique de sa vie, le travaille
sourdement. L'éternité du beau romain, tournée vers le passé, est
maintenant en plein accord avec son bonheur perdu, qui se conjugue lui
aussi au passé. La production de peinture dans la veine hollandaise et
le goût atmosphérique de l'instant au présent ne lui conviennent plus
aussi bien.
L'été 1889 trouve encore Platt à la peine. Coup de pied de l'âne, la
gravure, moins à la mode, commence à marcher commercialement moins bien. Plein de
compassion, Olivier Walker entraîne son camarade dessiner à Cornish,
dans le New Hampshire. Il y a là toute une colonie d'artistes désireux
d'oublier, dans une campagne préservée, l'industrialisation à
outrance des grandes villes côtières. L'ambiance est à la recherche du
paradis perdu : on fait construire sa maison, on la borde d'un beau
jardin.
Cela tombe bien. Platt lui aussi a perdu un paradis. Et son paradis
ressemble à un jardin italien, un de ces jardins italiens qui a porté
son bref et total bonheur, en 1886.
Dès 1890 Platt aura sa maison à Cornish. Il y viendra
désormais tous
les étés, pour éviter les chaleurs excessives de New York. Stephen Parrish
viendra lui-même s'y établir en famille en 1893. Un goût commun se crée
progressivement dans cette communauté d'artistes, qui partage le goût
pour un esprit entre Classicisme et Renaissance.
Platt, que l'architecture intéressait déjà lorsqu'il était à Paris,
s'engage à fond dans la construction de sa maison. Il la veut
complètement intégrée au jardin qu'il conçoit, évidemment, à
l'italienne. Il écrit à son ami, l'architecte Stanford White : "je veux
construire une villa en U avec une colonnade", plan qui lui rappelle
les
villas italiennes.
La construction l'enthousiasme. Cet enthousiasme est aussi renforcé
par le fait que le jeune frère de Platt, William, travaille comme
apprenti au cabinet d'architecture paysagère de Frederick Law Olmsted,
le célèbre architecte de paysage. William et Platt ont des discussions
ensemble. Platt n'aime pas le travail d'Olmsted, qui prône des jardins
naturels et moins organisés. Il parle à son frère des jardins italiens,
de son paradis perdu. Les deux frères décident de faire en 1892 un tour
d'exploration systématique des jardins italiens.
Charles Adams Platt en photographe
Rome : un séjour à la recherche d'un Paradis perdu
Dès le départ, le projet est fixé. Les deux frères partiront avec une
chambre photographique. Il s'agit de photographier et de dessiner ou
peindre systématiquement des éléments de vocabulaire du jardin italien :
coins de jardin, mobilier, fontaines, terrasses, escaliers, pergolas...
on reconnait dans cette volonté programmatique la volonté de Charles
Adams de tenir à distance l'immense émotion qui l'étreindra probablement
sur des lieux où il a été si brièvement heureux. Découper le bonheur en
morceaux, c'est le comprendre, le posséder, l'emporter avec soi pour le
remonter ailleurs, aux Etats-Unis, et finalement reconstruire sa vie
dans l'idéal de Rome. Chacun de ces détails de jardin, témoin d'un
instant du bonheur de Charles Adams Platt, résonne pour son auteur dans
l'éternité.
C'est ainsi qu'il faut lire ces images rapportées des jardins
italiens par Platt et son frère.

Villa Lante,
Fontaine des Maures et
jardin - Bagnaia (à côté de Viterbo),
Italie. Publié dans Italian Gardens, page 21 (1894) - Avery
Architectural and Fine Arts Library, Columbia University

Charles Adams Platt - Jardins Colonna, niches, sculptures, et cyprès -
Rome, Italy - Avery Architectural & Fine Arts Library, Columbia
University.

Charles Adams Platt - Jardins Colonna, vue vers les jardins de fleurs,
Rome, Italie - Avery Architectural and Fine Arts Library, Columbia
University

Charles Adams Platt - Jardins Colonna, escalier, Rome, Italie - Avery
Architectural and Fine Arts Library, Columbia University

Charles Adams Platt - Jardins Colonna, statuaire. Rome, Italie - Avery
Architectural and Fine Arts Library, Columbia University
Le projet de Platt est finalement éminemment artistique : il
consiste à
se comprendre lui-même, à transformer la souffrance et l'émotion en
carburant artistique et, par le travail, à en finir avec la souffrance
sentimentale. Consolation par l'entreprise, intelligence pour guérir du
sentiment : voilà l'ambition de Charles Adams Platt lorsqu'il monte ce
voyage à Rome.
Le voyage de Platt et de son frère a lieu du 1er février jusque vers
le milieu du mois de juillet 1892, autrement dit sur la même période que
le voyage de noces dont il fouille le mécanisme, ce qui ne surprend pas. Les frères visitent 25
jardins italiens, principalement autour de Rome et Florence, sans
oublier par ailleurs les jardins les plus remarquables, comme celui de
l'Isola Bella dans la région des lacs.
Au retour de ce voyage, Platt visite Eleanor Hardy, veuve de son ami
Denis Bunker, mort de pneumonie 3 mois après son mariage avec elle, en
1889. La communauté de destin des deux êtres les rapprochent au point
que, nonobstant sa timidité, Charles Adams a commencé de se rapprocher de
la jeune femme un moment retrouvée à New York. Cette visite est
importante au point que son frère William rentre seul aux Etats-Unis.
Dernier coup du destin, William
meurt de noyade peu après son retour aux Etats-Unis, laissant Charles
Adams Platt une nouvelle fois seul avec ses souvenirs de Rome.
Mais pour Platt, cette fois, ce n'est plus le moment de l'hébétude.
Les monstrueux coups du destin qui, une première fois, avaient failli
l'abattre, l'ont transformé radicalement. Il sait comment réagir. Il
entre dans une sorte de processus de rage froide et organisationnelle.
Il deviendra architecte et reconstruira aux Etats-Unis ces jardins
italiens d'où est toujours venu l'amour.
Charles Adams Platt
reconstruit en architecte
Charles Adams se remarie avec Eleanor Bunker
Première étape de la reconstruction du peintre, Charles Adams épouse
en 1893 Eleanor Bunker.

Eleanor Hardy (1869 - 1953) - photographie prise en 1882
Mariée le 2 octobre 1890 avec Dennis Miller Bunker, le célèbre
peintre américain, compagnon de peinture de Charles Adams Platt, elle se
remarie en 1893 avec ce dernier.
Le père d'Eleanor était un marchand qui faisait du commerce avec l'Inde,
commerce repris de son père. Eleanor rencontre Dennis Miller Bunker à une
réception en 1889. Celui-ci est alors une étoile montante de la peinture
américaine dont il apparaît déjà comme une figure majeure. Ils se
marient en octobre 1890 et viennent s'établir à New York où Dennis sera
enseignant. La même année Dennis contracte une pneumonie lors d'une
visite à ses parents à Boston, et meurt. Il a peint un portrait
d'Eleanor qui est actuellement accroché au Metropolitan Museum of Art de
New York.
En 1893, Eleanor se remarie avec Charles Platt, ami très proche de
Dennis avec lequel elle partage la même jeunesse hachée par le destin.
Ce mariage peut apparaître comme un lien renforcé pour Platt à l'ami
disparu et à une jeunesse commune trop tôt arrêtée. Il symbolise
aussi également une vie qui s'ancre plus que jamais vers un passé
mythifié et donc vers la tradition romaine.
L'exploitation du voyage en Italie
En 1893, l'année du remariage de Platt, le Harper's Magazine commence
la publication de deux articles de Platt intitulés "Formal Gardening in
Italy". Harper & Brother ont déjà signé un contrat avec Platt pour un
livre qui reprendra et étendra le contenu de ces deux articles. Le
livre, intitulé Italian Gardens, sort de presse en 1894.
La critique n'accueille pas très bien l'ouvrage considéré comme un
livre pauvre en idée qui vaut surtout par ses jolies photographies... et encore, des photographies où les lecteurs ne projettent pas autant de
sentiments, et pour cause, que l'auteur lui-même. La grande idée du
livre est simple : l'architecte de la maison doit aussi penser le jardin
; les extérieurs font partie de la maison. Mais cette idée gêne dans un
pays où l'influence anglaise amène à penser qu'il n'y a de belle
intervention sur le jardin que dans la mesure où il imite la nature.
Fortune critique
Dans les années 1890, le travail de Platt concerne surtout
l'architecture des jardins. il est porté par une vague italianisante
qu'il a contribué à lancer et qui renverse tout. De 1901 à 1913 il devient un des architectes
les plus connus pour la construction de villas. Avec le succès il passe
du privé au public, devient un architecte souvent consulté pour la
création des musées, des écoles et des universités. Attaqué par l'école
moderniste qui suivra tant il est devenu par son succès un des symboles
de l'institution, il restera néanmoins indiscuté pour la période allant
de 1900 à 1915, celle où il crée des maisons en s'intéressant autant à
la maison qu'aux jardins dans lesquels elle est placée.
Quelques exemples des réalisations de l'architecte permettent de se
faire une idée de son style et de l'importance des contrats
obtenus.

Charles Adams Platt - La maison de Francis T. Maxwell, 9 North Park
Street, Rockville, Vernon, 1902-1904

Charles Adams Platt - La maison Robert Schultze, 1075 Prospect Avenue,
Hartford, 1907 (aujourd'hui Mark Twain Museum)

Charles Adams Platt - Freer Gallery of Art, Washington - dessinée en
1913, construite entre 1923 et 1928

Charles Adams Platt - Freer Gallery of Art, Washington, dessinée en
1913, construite entre 1923 et 1928
Conclusion : un peintre immense, sauvé par l'architecture
L'intérêt de Charles Adams Platt pour l'architecture de jardin,
symbolisé par la publication du livre Italian Gardens, a plusieurs
origines ; mais la première d'entre elle reste probablement l'intensité
des moments passés dans les jardins italiens, dans un sommet de bonheur
amoureux que plus rien ne dépassera jamais, auprès de sa première femme,
juste avant leur mariage en Italie. Ce moment est le moment maximum de bonheur pour un Charles Adams plutôt secret et tourné vers le
travail auquel tout d'un coup la vie entière sourit. A aucun moment de
sa vie il n'aura été si ouvert, si heureux, si en accord avec un Monde où
tout semble enchanté.
La deuxième origine est que Charles Adams, par goût, a toujours
été sensible à l'architecture. Il a même hésité à tenter d'entrer comme
étudiant en architecture à l'Ecole des Beaux-Arts de Paris alors qu'il
était déjà un excellent graveur et approfondissait sa peinture.
La troisième origine de cet intérêt est le fait que son frère
ait travaillé pour un architecte paysagiste. Lorsque Charles
Adams revient brisé de son deuil européen, il a des discussions avec son
frère sur la question de l'architecture et celle en particulier de
l'architecture des jardins, secteur où travaille son frère.
La quatrième origine est l'intérêt
toujours montré par Platt pour le paysage, jamais démenti dans sa
peinture.
Enfin lorsque Charles Adams, tenu à bout
de bras par la gentillesse de ses amis, se retrouve à Cornwall, il
trouve un milieu artistique et amical qui a confiance en lui et lui
permet de faire ses premières
commandes d'architecte sur des biens privés facilement disponibles.
Autant de commandes qui permettront un envol professionnel favorisé par
l'appartenance à un milieu new-yorkais aisé et cultivé.
L'architecture comme raison, la peinture comme passion
Quels qu'aient pu être les succès de Charles Adams Platt
en architecture, et ils sont immenses, il ne faut toutefois pas oublier
que ces succès sont avant tout dus au caractère à la fois timide et organisé
de Charles Adams Platt. L'architecture est d'abord pour lui une réaction
d'orgueil face à un destin écrasant, une réaction de l'intelligence et
de la détermination venant d'une nature toujours rebelle mais
extrêmement organisée et pleine, une rage froide contre le sort, portée
une vie entière.
Secret de nature, Charles Adams est naturellement un grand
dessinateur et un grand peintre. Ses gravures et ses peintures sont dès
le début de sa carrière d'un niveau exceptionnel ; peu de peintres européens
atteignent ce niveau, même parmi les peintres célèbres ; s'il n'avait été américain et aussi peu préoccupé de
réseau, aussi sûr de lui et de son art, aussi peu
communiquant, aussi peu intéressé par la figure et si proche du paysage,
il aurait été l'un des peintres leaders à Paris au lieu
d'être "seulement" un des graveurs et peintres leaders à New York.
Platt possède un œil
extrêmement sûr, son dessin est incroyablement précis et juste, tout
comme ses couleurs. S'il fallait résumer son art de peindre
d'un seul trait marquant, il faudrait probablement parler, et cela vient de sa
sûreté en gravure, du meilleur peintre qui ait jamais existé dans l'art
si difficile du contre-jour.
Du point de vue de la peinture, Charles Adams Platt est directement, naturellement, et sans effort, parce qu'il dessine
superbement, un champion de la représentation de l'atmosphère, dans la
grande tradition vériste hollandaise. Les combats artistiques qui
font rage à Paris quand il s'y installe sont les combats de la tradition
de Rome contre l'impressionisme, et ces combats ne sont pas les siens.
Il est sûr de lui, ne s'est jamais posé la question de la filiation, et
c'est parce que son séjour européen l'amène à découvrir la peinture
hollandaise qu'il découvre avec stupéfaction que son savoir-faire si
naturellement acquis s'inscrit dans une tradition et qu'il y en existe une
autre, celle de Rome, pas tournée vers le présent immédiat et fugitif,
comme la sienne, mais vers l'évocation du passé et du paradis perdu.
La tradition romaine qui pour Platt en peinture, n'a jamais compté,
est explorée dans sa chair, au cours d'un voyage de noces dont le terme
voit l'écroulement de sa jeunesse. L'effondrement du paradis
fait de
lui un architecte de cette tradition romaine, nostalgique d'un passé
défunt, et lui donne le succès.
Le peintre à l'esprit hollandais de la lumière et du présent a ainsi
officiellement laissé la place à l'architecte qui cherche dans le goût
italien la consolation du paradis disparu. Platt continue néanmoins
toute sa vie à peindre et il aura toujours dans son immeuble de New
York, en refuge, un atelier au dernier étage.
Ses yeux se ferment en 1933 sur la déchirure portée tout au long
d'une vie : il fut le double champion de deux traditions qui ont
parcouru toute l'histoire de l'art : la tradition vériste et réaliste
hollandaise à laquelle il appartient naturellement et la tradition classique de Rome
marquée par le destin dans sa chair. On peut probablement dire
que jamais artiste n'est allé à la fois aussi loin dans l'une et
l'autre, et c'est ce qui donne à Charles Adams Platt une carrure
artistique si exceptionnelle.
Bibliographie et références
Charles A.Platt, The Artist as Architect
Keith N.Morgan, 1985, An
Architectural History Foundation Book, The MIT Press, The Massachusetts
Institute of Technology, Cambridge, Massachusetts 02142
Italian Gardens
Relié: 178 pages, Editeur : Andesite Press (8 août 2015)
Langue : Anglais, ISBN-10: 1297505190, ISBN-13: 978-1297505195
Dimensions : 15,6 x 1,1 x 23,4 cm

Shaping an American Landscape:
The Art and Architecture of Charles A. Platt
Relié: 216 pages, Hood Museum of Art,Dartmouth College,U.S. (avril 1995)
Langue : Anglais ISBN-10: 0874517044 ISBN-13: 978-0874517040
Dimensions : 28,5 x 23,5 x 2,5 cm

The Architecture of Charles A. Platt
Relié: 184 pages, Editeur : Acanthus Press,U.S. (février 1998)
Langue : Anglais, ISBN-10: 0926494171, ISBN-13: 978-0926494176
Dimensions : 2,5 x 24,8 x 32,4 cm
Source des gravures : The Metropolitan Museum of Art, New York
http://www.metmuseum.org/search-results?ft=charles+adams+platt&x=0&y=0&rpp=10&pg=1
Source des photographies Italian Garden : Archives de la
Columbia University :
https://exhibitions.cul.columbia.edu/exhibits/show/platt
Accès à l'ensemble des documents sur Charles Adams Platt
http://library.columbia.edu/locations/avery/da/collections/platt.html |