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l'auteur

  

Henri Peyre
Né en 1959
photographe
Beaux-Arts de Paris en peinture
webmaster de galerie-photo
ancien professeur de photographie
à l'Ecole des Beaux-Arts
de Nîmes

www.photographie-peinture.com
organise des stages photo
www.stage-photo.info


 

 
    

Cadrage et bonne photographie

 

Introduction

L'art contemporain tient pour acquis qu'une bonne œuvre se fait par collaboration entre artiste et spectateur. C'est qu'il est un art social, basé sur l'expérience sensible du collectif, et non plus un art individuel basé sur la recherche intellectuelle d'un artiste pionnier comme il était considéré depuis la Renaissance.

Nous ne voyons aucune raison pour notre part d'adhérer à ce qui n'a jamais été, en art, qu'une proposition de combat d'une génération pour en éliminer une autre, et qui reste, malgré son succès politique, complètement creuse.

Par ailleurs nous ne voyons pas d'intérêt à ce que le mystère des églises revienne par la porte artistique, quand cet instrument de pouvoir avait largement reculé devant l'esprit heureux des Lumières.

Cet article ne vous dira ainsi pas qu'une bonne photographie est celle qui amène au plus grand mystère possible et au plus grand nombre d'interprétations possible. N'importe quelle photographie mène à un nombre infini d'interprétations, plus exactement à autant d'interprétations qu'il y a d'observateurs, simplement parce que personne n'a la même culture, et donc pas les mêmes outils d'interprétation. L'œuvre n'a pas besoin de chercher cette pluralité des interprétations, puisqu'elle se présente toute seule, et il semble bien naïf de la revendiquer comme un succès.

En revanche, je considère qu'il est urgent de tous se mieux comprendre afin de tous mieux s'entendre. Aussi poserai-je dans cet article :
- qu'une bonne photographie doit tâcher de servir au mieux le propos de son auteur,
- qu'il est bien regrettable que tout le monde ne comprenne pas la même chose de ce que l'auteur a voulu dire,
- qu'il faut toujours travailler à limiter les dégâts effrayants de l'incompréhension.

Donc non, une photographie n'est pas fabriquée par le spectateur. Elle est fabriquée par son auteur, et il doit employer tous les moyens possibles pour être compris. 

Comme on sait autour de moi que je fais de la photo, on m'apporte souvent un cliché en me demandant si c'est "une bonne photo". En conséquence des principes que j'ai posé ci-dessus, je commence toujours par demander à son auteur ce qu'il a voulu dire. Ensuite je compare ce que l'auteur a voulu dire à ce que la photo a l'air de dire. En rapprochant les deux j'arrive à peu près à dire enfin si la photo est bonne ou ce qui peut être amélioré.
Je constate, malgré les explications préliminaires que je donne, que cette approche suscite souvent un grand désappointement, particulièrement chez les personnes qui sont à la recherche d'admiration, et pas lancées sur le chemin du connais-toi toi-même.

Je propose dans cette page un petit entraînement à cette façon de penser.

Nous partirons de trois prises de vue d'une sculpture du parc de château de Rambouillet(1)

Images de départ 

Je présente successivement trois images prises à Rambouillet.

Au moment où je suis arrivé sur place, j'ai vécu une grande émotion, que j'ai été incapable d'analyser. Je sais qu'il n'y avait personne ce matin-là, que la lumière fuyait et changeait très vite, que l'immobilité des sculptures tranchait avec la précarité des conditions météorologiques. Mais il y avait autre chose...

Tous les photographes me comprendront et connaissent ce premier temps instinctif où l'on sait très sûrement que quelque chose de soi nous attendait déjà dans un lieu que nous ne connaissons pas encore, où nous entrons.

J'ai pris une première photographie en me fiant à la fois à des certitudes que je pouvais avoir, acquises de l'expérience, de ce qu'est un cadrage "bien rempli", et une longue acquisition de la tradition du paysage en peinture qui veut que les premiers-plans soient sombres et les lointains lumineux pour tout un tas de bonnes raisons sur lesquelles je passe.

Bref je comptais sur la sensibilité et la culture pour capturer du premier coup l'émotion. Un regard sur l'écran, hélas, me fit comprendre que le miracle n'avait pas eu lieu. De là je prenais deux autres vues, me rapprochant du groupe sculpté en changeant légèrement l'orientation du point de vue (jugeant que la hauteur était la bonne).
Mais ce que je voyais sur l'écran restait ordinaire.
La lumière bougeant très vite, et désespérant au bout d'un certain temps d'une meilleure position des nuages, j'allais plus loin en me disant qu'il y avait réellement quelque chose à faire dans cet endroit magique, et qu'il faudrait que je repasse en fin d'exploration du parc. Ce que je fis. Mais le contre-jour s'était encore aggravé et il n'y avait plus rien à faire.

Je me retrouvais finalement avec ces trois vues, que je vous livre d'abord sans commentaire.

 

statue du chateau du parc de Rambouillet
statues-au-parc-du-chateau-de-rambouillet_SDI3874ppp

     

statues au parc du château de Rambouillet
statues-au-parc-du-chateau-de-rambouillet_SDI3875

     

Statues au parc du château de Rambouilletstatues-au-parc-du-chateau-de-rambouillet_SDI3876p 

   


Vers plus de rationalité 

Lorsque je retrouvais plus tard ces images chez moi, je résolus d'y réfléchir posément et de comprendre ce que j'avais raté.

En les ouvrant je retrouvais cette impression de précarité et tristesse, et l'émotion que j'avais ressentie sur le site, mais je les sentais diffuses et pas directement exprimées. Comment augmenter leur présence ? Au début, je n'avais pas d'idée...

Une bonne chose dans ces cas-là est toujours de regarder ce qui est au centre de l'image ; tacitement le cerveau en fait le sujet principal. Examinons successivement nos images après en avoir tracé le centre :

 

statues au château de Rambouillet 3874

   

Sur la 3874, la croix pointe un arbre au-dessus de l'eau du bassin. En quelque  sorte du vide, un endroit creux où il n'y a rien de spécial à voir. Juste à côté de la croix on trouve le groupe de personnage. L'un est à terre, l'autre, tournant le dos au vide, s'occupe de l'épuisé.
La photo est une expression du vide.

 

Statues à Rambouillet 3875

   


Sur la 3875, la croix pointe le contact entre le groupe et le paysage ; autrement dit pointe le rapport entre les deux.

 

Statues à Rambouillet3876 

   


Sur la 3876, la croix tape en plein dans le groupe, la zone de contact entre les deux personnages.
Le groupe est plein centre.

Partant de là mon attention est attirée par les deux perspectives proposées au regard : A et B.
Ces perspectives sont proposées au regard dans les trois images. On ne les voit pas du premier coup sur 3874 et 3875 parce que la perspective B est moins lumineuse d'une part, et parce que la rambarde de pierre de droite empêche qu'on ait l'idée de la parcourir d'autre part.

A partir de là je comprends le "blocage" que j'ai eu au moment de la prise de vue. Cette double perspective, que j'aurais bien sûr tout de suite vue sur place s'il n'y avait eue la rambarde, est ce qui pollue la photographie en empêchant de proposer au regard une voie de parcours claire.

 

statues à Rambouillet3874 

   


Dès lors une simplification doit absolument être faite dans les trois images. Il faut par recadrage supprimer la perspective la moins évidente, ne garder que A, la perspective la plus lumineuse, afin de simplifier l'interprétation. Ci-dessus voici la vue 3874 recadrée...
 

statues de Rambouillet
3874

   


... et corrigée par un légère rotation. Il n'y a pas de raison de garder la pente de l'horizon. Ce serait dire qu'on rentre dans le regard vacillant de l'homme à terre, en fragilisant le paysage qu'on ressent. On ne le veut pas.

 

Statues du Parc de Rambouillet
3875 

   


Ces deux simples opérations sont réalisées pour 3875. D'abord le recadrage (ci-dessus)...
 

Statues du château de Rambouillet
3875 

   


... et ensuite une petite rotation pour corriger la pente de l'horizon (ci-dessus toujours).

 

Statues du château de Rambouillet
3876 

   


Nous passons ensuite à 3876 (ci-dessus).

 

Statues du château de Rambouillet3876 

   


En employant l'outil de recadrage sur 3876, nous sommes un instant distrait par la suggestion logicielle de la règle (parfaitement stupide) des tiers qui induirait une représentation plan-plan de notre groupe : l'effet émotionnel serait lissé par la régularité de la composition...

 

Statues du château de Rambouillet3876 

   


Nous choisissons finalement un cadrage horizontal proche de ce qu'on montre ci-dessus qui donne l'image ci-dessous :
 

Statues du château de Rambouillet3876 

   


... avant de nous raviser. Sur l'image ci-dessus le groupe, dans l'ombre et sans attache architecturale au reste du paysage, nous semble littéralement superposé au fond ensoleillé.

Nous décidons donc deux nouvelles coupes :
- une en bas pour diminuer la hauteur du socle, de sorte que les personnages semblent assis sur un plan comparable à la pelouse,
- l'autre à droite, de sorte que le socle apparaisse moins isolé du fond, qu'il fasse encore plus "plan" que "socle".

 

Statues du château de Rambouillet
3876
 

   


Voilà, ci-dessus, le résultat (laborieux) pour 3876.

En fin de compte, et par simple logique jusque-là,  nous obtenons trois images entre lesquelles il nous faut encore choisir.


 

Statues du château de Rambouillet
3874 finale

     

Statues du château de Rambouillet
3875 finale

     

Statues du château de Rambouillet 3876 finale

   


Entre les trois nous choisissons la 3876 Finale.

Maintenant que les 3 images ont été clarifiées, il est important de mettre en mot les raisons pour laquelle une image est meilleure qu'une autre.


Pourquoi 3876 est-elle la meilleure ?
Il y a des raisons objectives :
- Les deux hommes donnent sens à l'image ; il est important qu'ils y soient les plus grands et les plus lisibles possibles. Dans 3876, ils occupent simplement plus de place que dans 3874 et 3875.
- Le groupe n'est pas complètement dans l'ombre comme dans les deux images précédentes, ce qui avait pour effet de l'opposer trop au fond. La progression de la lumière est seulement continue et en croissance du fond au premier plan.

Mais au-delà de ces corrections destinées à simplifier la lecture, me suis-je rapproché de l'expression de mon émotion ?

Au fur et à mesure des corrections apportées aux images, monte, bien normalement, avec la clarification de leur sens, une perception accrue de leur contenu. Tenter une mise en mot de ce contenu en respectant au mieux ce que dit réellement l'image est un exercice excellent à la fois pour mieux les apprécier et, à l'avenir, pour trouver plus rapidement le bon cadrage... et éviter de revenir bredouille, comme cela m'était arrivé.

C'est ce que je tente maintenant.

L'interprétation visée :
une métaphore de l’art et de la condition humaine

Les deux camarades en sculpture poursuivaient un but très bien indiqué par la photo : aller jusqu'à la limite de cet horizon très ensoleillé, dont l'éclairage témoigne de la promesse paradisiaque.
Est énoncé qu'on n’y arrive jamais seul. Il faut toujours la camaraderie des compagnons de route.
Les personnages sont encore dans l’ombre (mais déjà légèrement éclairés par les lumières du paradis entrevu).
La scène à atteindre est encore inaccessible (une étendue d'eau en sépare) mais n'est déjà plus très lointaine. Néanmoins un des deux compagnons, épuisé, n'y arrivera pas.

La qualité de la prise de vue tient étroitement à l’intelligence de la conception du jardin : l’horizon est un lointain coupé. La photographie hérite de cette qualité.
Il y a autre chose derrière l’horizon coupé : un autre espace complètement invisible ; un espace complètement caché que seuls les nuages qui le surplombent rendent présent.
C’est pour cela que le personnage épuisé regarde ces nuages, par dessus l'épaule de l'homme qui lui porte secours : il essaye par eux d’évaluer la révélation que le lointain coupé (pour lui inatteignable) lui aurait apportée, s'il était allé jusqu'à cette limite.

Le mourant ne regarde pas le lointain terrestre, d'ailleurs l'autre le lui masque. Plantant ces yeux dans le ciel, il est dans un au-delà du lointain coupé du paysage, dans le reflet d'une promesse qui n'est pas même le lointain ensoleillé, mais cet inconnu au-delà. Son sauveteur, qui tourne le dos au ciel, est emprisonné, lui, dans le paysage limité par la coupure de l'horizon. Il est encore prisonnier de l'art, de la construction du jardin et de la promesse solaire.

Au mourant ces promesses terrestres ne suffisent déjà plus (sauf à interpréter la main droite qu'il pose sur l'épaule de son compagnon comme un "laisse-moi voir, tu t'es mis devant moi" et une tentative pour l'écarter et regarder le paysage; mais le visage est tellement renversé en arrière que cette interprétation est facile à rejeter). La main droite remercie et apaise dans un dernier geste le compagnon qui a tant aidé, mais déjà le regard s'échappe de la prison terrestre.

Le format plus haut de notre photo 3876 permet d'avoir plus de ciel et donc de lui donner plus de rôle, ce qui renforce cette interprétation.

Enfin le centre de notre cadrage, tapant à la confrontation des arbres et du ciel, dans un endroit de cette image où il n'y a que cette confrontation à observer, souligne et conforte l'intérêt d'une interprétation qui pourrait sembler bavarde. Elle préserve en première réception de l'image l'impression de vide et d'abandon déjà évoquée.

On comprendra à cette lecture du contenu de 3876 que j'ai trouvé la richesse cachée qui avait suscité l'émotion de départ. Ma seule frustration est la non-représentation du contraste (saisi sur place) entre la volatilité nuageuse du ciel et de la lumière, et l'éternité immobile du groupe sculpté. Je le regrette bien sûr, mais, à mon avis, la restauration récente des sculptures et leur extrême clarté rendait difficile de trouver un équivalent pour cette impression d'immobilité et donc d'impuissance perçue sur le terrain au moment de la prise de vue ; au contraire, sa blancheur coordonne le groupe aux nuages, ce qui est un élément favorable concernant l'interprétation à donner à notre personnage épuisé qui les interroge. On perd d'un côté, on gagne de l'autre... et on n'avait pas avant cette analyse été sensible à ce qu'on pouvait aussi gagner !

Conclusion 

Tableau de la course à la beauté et tableau de son insuffisance finale, cette image est une vibrante métaphore de la condition artistique, et, par derrière, de la condition humaine. Elle n'aurait pas autant d'efficacité sans l'horizon coupé construit par le concepteur du parc, qui invite au rêve et à la fois le limite de façon violente : on n'est pas dans les paysages infinis de Le Lorrain(2). On est dans une beauté bornée. Le placement parfait des sculptures devant une étendue d'eau qui tient le paradis ensoleillé à distance, marque que les deux hommes sont proches du but mais déjà devant une nouvelle épreuve, infranchissable pour le mourant.

Non seulement celui-ci n'y arrivera pas, mais son regard tourné vers le ciel indique qu'il a compris que le but qu'il poursuivait avec son compagnon était encore limité. Qu'il y en avait un plus vaste, qui échappera toujours.

On retrouve dans cette image la même violence d'opposition entre liberté et impuissance que dans la scène (à la réalité contestée) où Nietzsche embrasse un cheval qui ne peut plus avancer sous les coups de son maître(3) :
Les points de vue différents qu'offrent au spectateur tout en même temps la conscience
- de l'attention que porte le compagnon au mourant
- de celle du mourant pour les nuages
- de l'espace clos du jardin et de son lointain coupé
- d'un espace au-delà
- de la possibilité d'aller à la limite du jardin
- de la difficulté de traverser l'étendue d'eau
lui donnent l'impression d'une immense liberté (de l'esprit) ;
tandis qu'au même moment,
la conscience
- que l'horizon du jardin est limité et insuffisant
- que le mourant ne pourra même pas traverser l'étendue d'eau
- que seule l'imagination de la proximité aux nuages peut emporter le rêve plus loin
- que finalement tout cela n'est qu'un rêve figé dans la pierre
frappent d'horreur et d'impuissance et invitent à pleurer silencieusement sur la condition humaine et la vanité de l'art.

Notes

(1) La Charité fraternelle (1865) Conny, Julien Edouard baron de France
RF 258 Département des Sculptures du Moyen Age, de la Renaissance et des temps modernes
https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010092877

(2) Claude Gellée dit Le Lorrain 
voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Claude_Gell%C3%A9e

(3) entre autres, cité en https://www.philomag.com/articles/dostoievski-le-double-de-nietzsche
(...) au début de janvier 1889, [Nietzsche] s’enfonce brusquement dans le délire et l’hébétude. Mais son « effondrement » à Turin est précédé d’un geste (...). Devant un cocher fouettant violemment un cheval, Nietzsche se précipite, s’interpose, prend la bête par l’encolure, interdit à quiconque de s’en approcher et fond en larmes.
Le fait que cette anecdote contestable tienne si bien indique la force des images sur lesquelles elle se construit.

 

 

 

 

 

Dernière modification : juin 2024 

     
     
     

 

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