Aurélien David :
In the open ocean

19th may 2010, 12h30 AM (GMT). Longitude : 23°15.77N - Latitude :
60°43.21W.
Aurélien d'où viennent ces images de mer ?
J'ai réalisé cette série photographique
lors d'une traversée de l'Atlantique en voilier en 2010. Lorsque j'étais
adolescent, mon père avait un vieux voilier en Corse, mais à cette
époque, c'était plutôt les filles et la plage qui m'intéressaient.
À l'aube de mes vingt ans, je découvre un
jour un livre relégué sur une étagère de la cave de mes parents : « La
Longue Route », écrit par Bernard Moitessier, sorte de gourou des mers,
navigateur célèbre qui y raconte son voyage autour du globe, en
solitaire, sans toucher terre. Ce livre est pour moi un choc. J'y
découvre que le voilier est un moyen de faire voyager son univers,
autour du Monde. Bateau-maison. Depuis ce jour, je rêve d'acheter un
voilier et cela ne me quitte plus un instant, ça devient une fin en soi.
J'ai habité à Amiens, à Lyon, à Paris, à Marseille, en appartement, en
maison. Avec toujours cette obsession.
Il y a donc eu le temps des croisières
côtières en famille et en école de voile avec les Glénans.
Jusqu'au jour où j'ai envie de goûter au large. J'embarque alors comme
équipier sur un vieux gréement. Le voyage ? Gibraltar-Les Canaries, 8
jours et 7 nuits, à deux. Un petit parfum de grand large qui me donne
envie de naviguer sans voir terre plus longtemps encore, ce que je fais
en traversant l'Atlantique, des Antilles jusqu'aux Açores (21 jours et
20 nuits) puis des Açores jusque Gibraltar (12 jours et 11 nuits).

20th may 2010, 4h00 PM (GMT). Longitude : 25°02.02N - Latitude :
59°24.09W.
Sur quel bateau avez-vous voyagé ?
J'ai voyagé sur un Fruit de mer en acier,
un voilier de voyage, c'est à dire costaud et bien équipé. L'acier est
un matériau qui résiste en général aux chocs qui peuvent se produire
lorsqu'on percute un tronc d'arbre à la dérive, ou un container par
exemple - qui sont malheureusement de plus en plus fréquents. Il mesurait
11 mètres et possédait une dérive (sorte de quille relevable) qui permet
d'ancrer le bateau dans des zones où la mer est peu profonde.

19th may 2010, 12h30 AM (GMT). Longitude : 23°15.77N - Latitude :
60°43.21W.
Vous savez naviguer vous-même ?
C'est une question à laquelle les marins
répondent en général avec beaucoup de prudence ou avec un brin de
superstition car c'est lorsqu'on est trop en confiance qu'arrive souvent
l'accident ou tout du moins l'incident. Cela dit, je pense avoir
suffisamment navigué pour amener tout seul un voilier à bon port. Et
j'ai un permis hauturier, qui signifie que je suis habilité à naviguer
en haute mer, c'est-à-dire à faire une traversée par exemple. J'ai
d'ailleurs acquis un voilier en septembre 2015, voilier que je suis en
train de préparer au Havre, qui s'appelle « Heoliañ », ce qui signifie «
exposer à la lumière » en breton. Je suis en train de préparer un voyage
photographique en Méditerranée que je mènerai avec des équipiers ; j'y
ferai intervenir des techniques anciennes comme le « caféotype »,
dérivées de « l'anthotype » de John Herschel.

22nd may 2010, 3h25 PM (GMT). Longitude : 28°26.68N - Latitude :
57°13.01W.
Diriez-vous que vous êtes avant tout un contemplatif ?
C'est effectivement bien me décrire ! Je
suis comme un chat, ou un vieux Corse assis devant le perron de sa
maison… (j'adore la Corse)
Ce que je veux faire, c'est simplement
photographier la mer, ses infinies variations de bleu et ses infimes
changements permanents, avec une expérience de la durée, car la mer
n'est jamais pareille. Elle change tout le temps, pour qui sait avoir le
regard aiguisé. La mer, c'est comme un feu de cheminée ou un feu de camp
dans la forêt, on est captivé, comme avec un écran, sauf que c'est
naturel et que ça ne fait ni mal à la tête, ni mal aux yeux. C'est même
le contraire, ça repose, et du coup, l'esprit aussi se repose.
Alors oui, je suis contemplatif et je
pratique par ailleurs la méditation le matin, cela me permet d'améliorer
ma concentration, mon sens de l'équilibre et donc mon efficacité.
D'ailleurs, après une longue navigation sans voir terre, les sens sont
rajeunis. La mer lave les sens. Lorsqu'on arrive de la mer, l'odeur de
la terre se sent de loin et les sons de la terre comme ceux des oiseaux
deviennent étrangers ! C'est très spécial. On a l'impression d'être
comme un nouveau-né et de tout découvrir. C'est finalement le but d'un
voyage, il me semble.

24th may 2010, 5h35 PM (GMT). Longitude : 31°58.04N - Latitude :
54°35.82W.
Avec quel matériel et pellicule ont été faites ces photographies ?
J'ai travaillé avec une chambre Piccolino
4x5 inches équipée d'un Schneider 90mm super angulon fermant à f8 que
j'ai chargée avec du film Kodak Portra 400nc. Cette chambre est légère
puisque finalement il ne s'agit que d'une boîte super costaude avec des
grosses poignées (comme le fisher price argentique de ma sœur
lorsqu'elle avait 6 ans), idéale dans des conditions de prise de vue
sportive. J'ai demandé à son concepteur de caler l'objectif sur
l'hyperfocale, puisque je comptais me servir de cette chambre pour
l'usage exclusif de ce projet photographique, c'est-à-dire la
photographie de paysages, en l'occurrence de déserts marins. J'ai été
enchanté par cet appareil.

25th may 2010, 3h10 PM (GMT). Longitude : 32°48.81N - Latitude :
53°09.65W.
Pourquoi des photographies à la chambre si c'est pour les présenter
en petit format dans votre exposition ?
Parce que la chambre est l'héritière d'une
tradition de recherche d'objectivité, dans la veine de l'esthétique de
la photographie documentaire (voir
Olivier Lugon).
Or, qu'est-ce qui fait la vérité ici ? Les sels d'argent, de la lumière
et de la chimie, doublés d'une recherche de point de vue conditionnée
par le positionnement du photographe dans l'espace, le choix du
matériel, les options retenues par les ingénieurs lors de sa conception,
etc. L'objectivité est le fruit d'un consensus.
Si j’opère un agrandissement du plan-film, symboliquement, je perds un
peu de sa vérité initiale. Le tirage-contact permet de retenir un
maximum de détails contenus sur le plan-film.
Mais aussi, ces photographies sont des
images mentales, de la taille de celles que j'ai dans mon cerveau
lorsque je pense à la mer. Vous êtes vous déjà demandé de quelle taille
ont les images que vous avez en tête lorsque vous fermez les yeux ?
Sont-elles grandes ? Sont-elles petites ? Les miennes sont petites.
C'est l'idée que j'ai d'elles qui peut être grande. Je ne voulais pas
tomber dans le spectaculaire à la mode dans l'art contemporain
aujourd'hui. Ni valoriser mon ego, car en mer, on est soi-même son pire
ennemi. La mer n'est que le reflet de soi.

25th may 2010, 10h35 PM (GMT). Longitude : 32°45.50N - Latitude :
53°26.28W.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées en prise de vue à la
chambre en mer ? Le flou ?
L'utilisation d'une chambre grand format
en voilier ne va pas de soi. Charger les plans films dans les châssis
est un sport en soi : il faut se caler dans un coin de la cabine pour ne
pas être déséquilibré, les mains dans le manchon, protéger les châssis
de l'humidité, du sel, des poussières, que je n'ai pu éviter que
partiellement, en témoignent certaines images de la série qui laissent
apparaître des imperfections type entrées de lumières, etc. Cela
rappelle les conditions dans lesquelles ont été effectuées les prises de
vues.
Une fois que les châssis étaient chargés,
je me plaçais en général soit dans le cockpit c'est à dire à l'arrière
du bateau, soit sur le franc bord, c'est-à-dire le point le plus large
du bateau, au milieu de sa longueur. En général je me tenais aux haubans
- les câbles qui tiennent le mat du bateau - que j'entourais avec mon
avant-bras droit (je suis droitier) tout en tenant le boîtier à deux
mains, le déclencheur revenant sur l'une des poignées de façon à pouvoir
déclencher à main levée. J'avais une visée de type sportif car le
système de visée reflex ne permettait pas de viser confortablement : ça
bougeait tout le temps ! Finalement mes cadrages relevaient davantage de
l'enregistrement.
La sensibilité de 400 iso des plans films
m'a permis de travailler à des vitesses de l'ordre du 125e de seconde de
façon à éviter le flou. Je ne connais qu'une seule autre personne ayant
photographié la mer dans des conditions sportives avec un matériel de
type chambre : Philip Plisson avec son panoramique 6x17, en hélicoptère,
chez qui j'ai d'ailleurs fait un stage il y a quelques années lorsque
j'étais en école de photo. Ça vibre beaucoup un hélicoptère. Mais à sa
différence, je ne ne me place pas au-dessus des éléments, mais dans les
éléments, avec la volonté d'embarquer le spectateur.

31st may 2010, 7h45 PM (GMT). Longitude : 35°38.33N - Latitude :
41°01.65W.
L'exposition à la péniche(1) est conçue comme installation. En quoi
consiste-t-elle et pourquoi avoir choisi ce format là ?
Le format de l'installation permet en fait
de donner de la place à la carte marine qui retrace le sillage du
voilier, sillage constitué des coordonnées gps qui figurent dans
les légendes des images. Il s'agit de la carte « route du rhum », qui
est « océano-centrée » sur l'Atlantique avec la terre sur les bords de
la carte, d'un côté les Antilles, de l'autre l'Afrique et l'Europe. Elle
est au 1 : 7 620 000e.
Le projet comporte également la
présentation du livre de Bernard Moitessier, « La Longue route », à qui
je rends hommage avec ce travail et dont je lirai des passages lors du
vernissage. Le livre dont je possède deux versions issues du premier
tirage, à la typographie très « seventies », avec une odeur
particulière, sera exposé comme une sculpture car il s'agit là d'un
monument de la littérature maritime. Ce livre sera à sa place puisque la
péniche-librairie qui accueille l'exposition est une librairie dédiée au
voyage et à la mer. Ce faisant, mon idée est de suggérer au spectateur
l'imaginaire et le contexte psychologique dans lequel j'ai vécu cette
expérience de voyage.

4th june 2010, 12h20 AM (GMT). Longitude : 38°33.37N - Latitude :
33°21.10W.
Comment êtes-vous venu à la photographie ?
J'avais un boîtier argentique à 7 ans avec
lequel je faisais des photos carrées et sur lequel on mettait un flashcube
; j'ai oublié son nom. Je me souviens avoir photographié lors d'une
sortie scolaire à l'école primaire la « France en miniature », le parc
touristique et cela avant de découvrir Martin Parr ! J'ai aussi
photographié mon chat. Plus tard, j'ai redécouvert la photographie
lorsque ma petite sœur m'a prêté son reflex argentique tandis que
j'étais à l'université, j'étudiais alors l'ethnologie.
Progressivement, j'ai intégré dans mes
enquêtes l'utilisation de l'image. Je suivais d’ailleurs une option «
ethnologie visuelle ». J'en suis venu par exemple à faire une analyse du
livre de Patrick Zachmann "Maliens ici et là-bas".
Je me suis inscrit dans un club photo
amateur à Amiens pour y faire du tirage noir et blanc mais cela ne me
suffisait pas. J'ai donc acheté un agrandisseur et y ai consacré des
nuits et des nuits encore (c'est l'histoire de beaucoup d'entre nous),
mais cela ne suffisait toujours pas.
En même temps, je me suis senti à l'étroit
avec l'aspect théorique et intellectuel des sciences humaines et j'ai
hésité avec une école de journalisme puis de photographie, pour
apprendre à en faire mon métier. L'aspect manuel et technique me
séduisait, l'impression de « mettre la main à la pâte ». L'aspect
communicationnel et universel de la photographie me motivait fortement,
c'est-à-dire, l'image comme un support de connaissance pouvant se passer
des mots et s'adresser à tous, au-delà de toutes sortes de clivages.

5th june 2010, 10h35 AM (GMT). Longitude : 39°18.72N - Latitude :
31°21.33W.
Photographie et mer ce sont deux passions ?
Je vis mes rêves. C'est une chamane
rencontrée dans un écovillage des Cévennes qui m'a donné envie de vivre
mes rêves. Elle m 'a expliqué que son rôle à elle, dans la vie est « de
donner du rêve aux gens ». Alors je l'ai cru et j'ai eu envie de faire
comme elle. Pendant plusieurs années, j'ai gardé cette phrase en moi,
rêvant à la meilleure façon de joindre ces deux passions que sont pour
moi la photographie et la mer : « Heoliañ en Méditerranée », le voyage
photographique avec mon voilier que je suis en train de préparer au
Havre et dont le projet est visible sur mon
facebook public. Il ne s'agira pas de paysages marins cette fois-ci,
mais de portraits des habitants rencontrés aux escales et développés à
l'aide de matières ou substances photosensibles inhabituelles et
symboliques de l'identité de mes sujets. Par exemple, je souhaite
photographier les Espagnols et révéler leurs visages avec de la sangria.
Ou encore les Bretons avec des algues et les Marocains avec du thé, etc.
Ces images seront associées à des vues Googlemap ou des paysages
Google street view de façon à offrir, comme au théâtre, une toile
de fond aux personnages. Ces associations permettront aussi de retracer
symboliquement le chemin parcouru par la photographie dans son histoire
: d'un côté, des images faites avec des produits naturels issues des
recherches effectuées par John Herschel au XIXe siècle, et de l'autre,
des images numériques qui ne sont plus directement le fait de la main de
l'homme : les satellites de Google et les Street view cars
sont en quelque sorte les appareils photo de l'homme moderne.

13rd june 2010, 6h30 PM (GMT). Longitude : 37°41.94N - Latitude :
26°23.37W.
Notes
(1) Exposition à la Péniche-librairie «
L'eau et les rêves », quai de l'Oise 75019 Paris du 15 juin au 30 juin
2016. Vernissage jeudi 16 juin 2016 de 18 à 21h.
Tél : 01 42 05 99 70, mail :
contact@penichelibrairie.com,
site web :
http://www.penichelibrairie.com/
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