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Tchernobyl - Jean-François DEVILLERS

 

Galerie-Photo : Jean-François, que représentent ces images ?

J.F. Devillers : Ce sont des images de la zone interdite qui se trouve autour de la centrale de Tchernobyl qui a explosé le 26 avril 1986, zone aujourd'hui située en Ukraine au nord de Kiev.

Mais est-ce qu'elles représentent la zone interdite ?

Oui au sens où c'est bien cet endroit qui a été photographié et aussi au sens où on peut identifier tel ou tel bâtiment, telles ou telles choses qui appartiennent à ce monde. Mais, on pourrait aussi dire qu'elles ne représentent pas ces lieux et ces choses parce que les images de cette série tentent d'aller au-delà du constat photographique pour rendre compte à la fois de l'effondrement de ce monde et de l'effroi qui saisit le témoin. De cette manière, si elles sont des représentations, ce n'est pas tant de ce monde tel qu'on peut le voir, un monde inhabité et sur le point de tomber en ruine, qu'un monde réel mais invisible, un monde où toute vie humaine est menacée, un monde qui est la fin d'un monde. Et de cette manière aussi, elles ne représentent pas tant quelque chose qu'elles tentent d'exprimer le retentissement émotionnel et intellectuel de la perception de ce monde sur celui qui le traverse.

 


© Jean-François Devillers - 2010

 

l'auteur

Jean-François DEVILLERS



Né en 1968
professeur de philosophie
et titulaire d’une maîtrise d’Arts Plastiques
pratique la photographie depuis une vingtaine d’années

http://theoriedesimages.wordpress.com
www.jf-devillers.com
 

 

Tchernobyl est encore un endroit très dangereux : on visite comme ça ? Peut-on y rester un peu ? Combien de temps y êtes-vous resté ? Avez-vous perçu une menace encore présente ?

Oui, Tchernobyl est encore et pour très longtemps un endroit dangereux et inhabitable sous peine de risques sanitaires importants. Mais qui n'est pas désert, loin de là ! Il faut savoir que la zone interdite est habitée par un petit nombre de personnes qui, n'ayant pas supporté de vivre dans des villes où elles n'étaient plus rien, sont retournées vivre dans les maisons qu'elles avaient abandonnés. Depuis 1993, elles sont recensées et leur présence est légale. Mais en outre, un grand nombre de personnes (4500 environ) résident temporairement dans la zone interdite, plus exactement dans la ville de Tchernobyl située à 8 km de la centrale.

La catastrophe porte ainsi le nom d'une ville dont on croit à tort qu'il est celui de la centrale. Le véritable nom de la centrale, cela ne s'invente pas, est Lénine.

Prypiat, l'autre ville qui se trouve dans la zone interdite, est située elle à 4 km de la centrale. Son nom n'est guère connu, mais c'est là qu'on été prises les images les plus emblématiques de la catastrophe : grande roue, immeubles vides, poupées abandonnées, piano renversé... Seule cette dernière est déserte depuis son évacuation quelques jours après la catastrophe.

Résident à Tchernobyl ceux qui travaillent dans la zone interdite pour la surveillance du site, la maintenance des installations, les divers chantiers de construction d'installations de traitement ou de stockage des matériaux radioactifs. Ils ne restent dans la zone interdite que deux semaines par mois après quoi ils sont relevés par d'autres qui à leur tour ne séjournent que deux semaines sur place. Leurs salaires sont très élevés comparés aux salaires moyens ukrainiens.

Pour tous les autres, on ne peut pénétrer dans la zone interdite que muni d'une autorisation délivrée par une agence gouvernementale qui en outre fournit un guide, dont la mission est aussi d'empêcher les visiteurs, c'est ainsi qu'on les appelle, de s'exposer à des niveaux élevés de radioactivité et de photographier ou filmer des endroits sensibles. Entre 3000 et 4000 personnes visitent ainsi la zone interdite chaque année, essentiellement des journalistes, des photographes et des réalisateurs de films. Si l'autorisation est facile à obtenir, elle est en revanche très coûteuse.

Le plus souvent les visiteurs viennent en groupe pour une journée, mais on peut aussi visiter la zone interdite plus longtemps et seul avec un guide, ce qui revient beaucoup plus cher, cela va sans dire. C'est cette formule que j'ai choisie pour disposer de la plus grande liberté. Je m'y suis rendu d'abord 2 jours en février 2009, puis 3 jours en février 2010. Je dois avouer que acheter des cigarettes, boire, manger et surtout dormir à Tchernobyl, dans un hôtel presque vide, est une expérience incomparable : une étrange inscription du banal dans un monde extraordinaire. La menace est réelle, attestée par les compteurs qui mesurent la radioactivité dont on ne se sépare pas mais elle est absolument indécelable par notre corps. On sait que c'est dangereux, mais on ne sent rien.

 

 


© Jean-François Devillers - 2010

 

 

Dans votre blog vous évoquez l'idée que l'art, en photographie, est de jouer de la friction entre le sujet et la façon de le représenter. Pour vous la photographie doit montrer plus la façon de voir le sujet que le sujet lui-même ?

L'art photographique est tributaire de la technique photographique. Affirmation triviale, mais aux conséquences qui le sont moins. A commencer par cela que l'art photographique n'est pas comparable à la peinture parce que la technique n'y est pas la même.

La technique photographique est une technique d'enregistrement du visible conçue de manière à produire des images analogiques à nos perceptions. Il s'ensuit que la photographie, toute photographie, n'est ni une reproduction des choses en tant que telles, ni une reproduction de nos perceptions elles-mêmes (produire une image qui ressemble par sa structure à une perception n'est pas reproduire une perception).

Une fois qu'on a compris cela (qui cependant échappe au plus grand nombre), on peut envisager une pratique artistique de la photographie. Ne reproduisant rien, la photographie est un art lorsqu'on s'en sert de manière à produire des vues sur le monde, vues qui sont un mélange entre une forme et une occasion fournie par le monde de remplir cette forme. Cette forme, c'est-à-dire des choix esthétiques et plastiques qui correspondent à des choix techniques, est une manière de montrer, de faire voir quelque chose d'une manière qui n'appartient qu'aux images photographiques. En ce sens, l'art photographique est bien une manière de montrer un sujet et non une représentation transparente d'un sujet puisqu'aussi bien une mise en présence du sujet par les images est impossible : les photographies ne reproduisent ni les choses, ni nos perceptions.

 

 


© Jean-François Devillers - 2010

 

 

Non seulement vous jouez entre la réalité et sa représentation mais, avec cette série sur Tchernobyl, vous construisez ce qui a été détruit : vous jouez ainsi de l'effet des contrastes en même temps sur un deuxième plan. Etes-vous déjà dans une méthode, ou cela s'est-il présenté intuitivement ?

L'écriture de cette série m'a demandé environ 9 mois avant de se mettre en place. Initialement, mon intention était de faire des images semblables à celles que j'avais faites des bateaux de la mer d'Aral, par juxtaposition de fragments d'images. Mais je me suis vite rendu compte que cela ne fonctionnait pas du tout avec Tchernobyl. J'ai tenté diverses choses, en vain. Et c'est au moment où j'allais me résigner à ne rien faire de ces images que subitement, l'idée m'est venue. Enfin, pas vraiment une idée formulée comme telle, mais une tentative effectuée comme en désespoir de cause s'est imposée à moi dans sa nécessité : j'avais la justesse que je cherchais dans cette image où les fichiers étaient superposés et non pas juxtaposés.

Pendant les deux mois suivants, fiévreusement, j'ai composé 26 images, épuisant le matériau accumulé lors des prises de vue du premier voyage. Ce n'est qu'une fois la série en place que la formulation explicite de son sens et des idées qui président à cette écriture s'est imposée à son tour. L'essentiel du travail a ainsi été infra-discursif, dans l'élément même de l'image et des possibilités plastiques et esthétiques offertes par le traitement numériques des images.

Ce travail est un travail de construction plastique, mais pas de construction du sujet des images. Le monde de la zone interdite est moins détruit qu'abandonné et inhospitalier. Ce qui a été détruit, c'est un monde avec ses illusions, notamment de maîtrise technologique de certaines forces naturelles. Il s'agissait pour moi, avec ce territoire à l'abandon de figurer cette destruction qui n'est pas visible, qui paraît même ne pas être à la portée de la représentation photographique.

 

 


© Jean-François Devillers - 2010

 

 

Vos  photographies semblent légèrement colorisées. Est-ce que ce sont des photographies en couleur aux teintes rabattues ou des photographies en noir et blanc légèrement accentuées par quelques touches de couleur ? Et pourquoi le choix de ce sens plutôt que de l'autre ?

Les prises de vue ont été réalisées en couleur. Une fois les fichiers composés, assemblés, superposés, j'ai désaturé les images de manière à rendre une ambiance fantomatique, froide, privée des attraits de couleurs saturées.

Je ne suis de toute façon pas un coloriste : mon œil s'est formé avec le noir et blanc argentique et je reste attaché à une esthétique qui privilégie les formes, les masses, la composition à l'exubérance de la couleur qui appelle d'autres modes de composition.

 

 


© Jean-François Devillers - 2010

 

 

Quelle est votre opinion personnelle non artistique sur Tchernobyl ? A quoi avez-vous pensé pendant la réalisation des prises de vue ?

Ma démarche en tant que photographe n'est pas séparée de mes options morales et politiques. C'est bien pourquoi mes images appartiennent aussi bien à l'univers des images qu'on peut qualifier d'artistiques, voire de plasticiennes, qu'à l'univers du documentaire. C'est dans cet état d'esprit que je me suis rendu là-bas : dire quelque chose du monde avec des moyens plastiques auxquels on n'a pas recours lorsqu'on entend le documenter, comme si le documentaire devait se soumettre à une ascèse de la subjectivité comme gage de vérité. C'est donc ce que je pense de Tchernobyl indépendamment de tout travail artistique que je tente de montrer dans mes images.

Et ce que j'en pense, je le dois en grande partie à Svetlana Alexiévith, l'auteur de La Supplication, un livre rare et puissant. Pour elle, Tchernobyl, c'est le début de la fin du monde. Fin du monde soviétique, fin du monde où on croit pouvoir disposer sans danger de ce que la nature contient de plus dangereux pour la vie humaine, fin de l'idée selon laquelle un progrès continu et sans revers est possible, fin d'un monde où le temps est à l'échelle de la vie d'une civilisation, fin d'un monde où la terre est notre monde, un monde où nous serions partout chez nous.

Et même si l'accident ne se serait pas produit sans l'entêtement d'un ingénieur qui voulait tester une procédure nouvelle dans la centrale, même si avec une enceinte de confinement, les conséquences auraient pu être moins dramatiques, il est évident qu'il est vain de croire qu'une telle catastrophe ne peut pas se reproduire. D'abord parce que, comme le disent ceux qui ont à s'expliquer après-coup sur une catastrophe qui a eu lieu, le risque zéro n'existe pas. Ensuite parce que la raréfaction ou le renchérissement des sources d'énergie fossile est un vecteur puissant de diffusion de cette technologie. Or, sa maîtrise suppose non pas seulement de mettre en place une technologie de la surveillance, mais de posséder une culture de la sécurité qui est loin d'être présente partout où on entend s'en servir. On peut hélas redouter des Tchernobyl ailleurs. Il ne faut pas oublier que le bilan humain de cette catastrophe est au bas mot de 500 000 morts.

 

 


© Jean-François Devillers - 2010

 

 

Avec la technique du photo-montage, quand avez-vous le sentiment le plus fort de création : à la conception du projet ? Pendant la prise de vue ? Au montage ?

Indiscutablement au moment de la composition des images, moment d'une grande intensité, qui ne peut être comparée à ce que je ressens lors de la prise de vue et encore moins lors de la préparation du voyage. Cette préparation est soumise à des contingences totalement étrangères à la création : est-ce que j'ai assez d'argent pour financer le voyage, pourquoi ne répond-il pas à mes mails, quel temps va-t-il faire, suis-je sûr d'avoir ma place à cet endroit... ?

Sur place, de nouvelles contingences sont à gérer : le froid, le temps, la lumière, négocier la visite de tel ou tel endroit, les batteries qui se vident à cause du froid et j'en passe. Certes il y a une excitation au fait d'être là où cette catastrophe s'est produite, une excitation mêlée d'inquiétude, mais cela n'a rien à voir avec la création.

Je collecte des images qui vont me servir à créer, plus tard, à l'abri de toute contingence, tout entier dans l'acte de composer.

 

 


© Jean-François Devillers - 2010

   

Avec quel matériel travaillez-vous ? Quelle est la taille finale de chaque tirage ?

J'ai réalisé toutes les images avec un Canon 20D. Un appareil photo qui date un peu, qui produit des fichiers de taille modeste comparé aux boîtiers actuels, mais ces fichiers conviennent parfaitement au traitement ultérieur : des images plus lourdes auraient rendu ce travail fastidieux et aurait conduit à des images nettement trop gourmandes ou trop grandes, selon qu'on parle temps de calcul ou dimension d'impression.

Les images de cette série ont été imprimées sous divers format : du A3 à la bâche de 6 m de long. Mais pour l'instant la série n'a pas été produite dans sa totalité dans le format que je trouve le plus adapté (entre 1 et 1,5 m de long) avec l'encadrement que j'ai conçu pour elles. Je consacre mes moyens financiers à la prise de vue et au travail sur les fichiers, pas à l'impression des images. Pour cela, j'attends une occasion et un financement.

 

Sur Tchernobyl, lire aussi
www.galerie-photo.com/stephen-meance-tchernobyl.html

 

 

 

Dernière modification de cet article : 2010

 

 

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