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l'auteur

Emmanuel Bigler est professeur (aujourd'hui retraité) d'optique et des
microtechniques à l'école d'ingénieurs de mécanique et des microtechniques (ENSMM) de Besançon.
Il a fait sa thèse à l'Institut d'optique à Orsay
E. Bigler utilise par ailleurs une chambre Arca-Swiss

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Du microdensitomètre à la photo numérique : contribution au débat « images argentiques contre images numériques »

Emmanuel Bigler, Mars 2002 
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Avant-propos

Ce début d'année 2002 voit fleurir rumeurs et commentaires concernant le supposé « croisement » des courbes des ventes de matériel photographique numérique ou argentique. Quelle que puisse être la bataille de chiffres à ce sujet, ce qui m'intéresse ici est d'apporter le point de vue d'un utilisateur d'images numériques à usage scientifique depuis plus de vingt ans, mais aussi le point de vue -qui n'est pas forcément le même- d'un amateur de photographie à titre personnel.

Numérique contre argentique : un combat inégal... en 1980

J'ai eu la chance en tant qu'étudiant en thèse au début des années 1980 d'accéder de plain pied dans le monde de l'image numérique, et dans la controverse « argentique contre numérique » par le biais de la numérisation et du traitement informatique d'images dont l'original était enregistré sur des plaques photographiques à très haute résolution (plaques Kodak type 1A, sur verre, carrées de 63,5mm).

J'avais en fait accepté le sujet de thèse sans avoir bien saisi ce que je devrais faire ; mieux qu'un long discours, je crois bien que les premières images que mon responsable de thèse m'a montrées ont été décisives. L'examen au microscope des images enregistrées sur ces plaques donnait une limite approchée de l'ordre du micron pour le détail le plus fin, en termes plus scientifiques on dirait que l'ensemble du processus d'imagerie pouvait se quantifier par une résolution estimée entre 300 en 500 pl/mm. Quand on aime parler d'images haute résolution, il est difficile d'oublier une telle expérience.

J'avais à titre de loisir déjà commencé à tirer moi-même du noir et blanc 6x6 à partir des images prises avec mon Rolleiflex, et j'avais été immédiatement séduit par le passage à un plus grand format de film, servi bien sûr par une optique de légende. Très vite je m'étais fait la remarque que le 6x6 permettait d'obtenir de très beaux résultats avec apparemment moins d'efforts de la part du « tireur » qu'en partant d'un 24x36. Inutile donc de préciser que l'agrandissement direct de ces plaques haute résolution était une source d'émerveillement, et que « mettre à genoux » l'excellent objectif de l'agrandisseur du labo, pourtant choisi par des experts intransigeants sur la qualité, avait une saveur inimitable. Un goût « photographique » ultérieur pour les films à grain très fins comme le regretté Agfapan 25 (> 100pl/mm) trouvera là son origine.

La numérisation d'images au microdensitomètre à balayage

L'image contenue sur ces plaques n'avait pas d'intérêt si on n'en extrayait pas un contenu quantitatif dans un but précis ; ces plaques étaient enregistrées en rayons X par contact sur des échantillons de roches, il s'agissait par étalonnage de densités optiques de l'image argentique et comparaison d'images enregistrées à des longueurs d'onde X différentes de déterminer quantitativement la concentration de tel ou tel élément chimique présent dans la roche. À l'Institut d'Optique d'Orsay où je faisais ma thèse, on venait juste d'installer une machine très en pointe : un microdensitomètre à balayage haute résolution « piloté par ordinateur » comme on aimait à le dire à l'époque. L'ordinateur en question, avec sa rangée de lampes rouges clignotantes et sa grosse bande magnétique au déroulement saccadé, n'aurait pas déparé dans un film de science-fiction. Le prix de l'instrument et de son environnement informatique se comptait plutôt en millions de francs, et il fallait la compétence de deux ingénieurs pour faire fonctionner le service appelé Centre de Dépouillement et de Synthèse des Images, ouvert aux scientifiques du service public et aux industriels (mais pas au même taux horaire !). La machine fonctionnait aussi en synthèse d'images ; en se servant du même bâti à mouvements croisés on pouvait illuminer point par point à travers la fente une plaque photo ou un film vierge pour fabriquer par exemple un « hologramme synthétique ».

Maintenant, on pourrait dire que cette machine est une espèce de scanner pour film et plaques, je préférerais plutôt appeler « microdensitomètres » l'ensemble des scanner films, ce serait plus juste sur le plan de la terminologie. À l'époque le néologisme « scanner » ne s'appliquait qu'au dernier cri de la radiographie médicale par la méthode de tomo-densitométrie en rayons X, un terme très français et donc très précis mais qui n'est jamais « descendu » jusqu'au grand public. À l'époque également (1980), soit dit en passant, les deux lettres « PC » ne signifiaient rien en dehors du jargon militaire ou des débats politiques.

Par rapport à son descendant, le « scanner » posé sur votre table, ce microdensitomètre de laboratoire offrait (certes à prix d'or) certains raffinements techniques ; en particulier la possibilité d'ajuster à volonté, de façon indépendante, la largeur de la fente d'analyse et le pas d'échantillonnage. Dans un « scanner » de film personnel moderne, ou avec une rétine électronique d'appareil photo numérique, vous prenez ce que le constructeur vous donne ; raisonnons en noir et blanc pour simplifier : en général la période de répétition des pixels (le pas d'échantillonnage) est plus grande que la dimension d'une cellule sensible (équivalent à la fente d'analyse). Là, avec ce microdensitomètre à balayage, vous étiez libre de sur-échantillonner (avec un pas de répétition plus fin que la largeur de fente) ou de sous-échantillonner (avec une fente plus fine que le pas de répétition). Il était, pour autant que je me le rappelle, possible de numériser des clichés en couleur à l'aide de trois balayages successifs à travers des filtres de sélection trichrome. Mais la plupart des travaux concernaient des plaques ou des films en noir et blanc, l'aspect « spectral » ayant été préalablement déterminé à l'enregistrement, par exemple comme dans une image de télé-détection prise dans une partie bien déterminée du spectre lumineux ou infra-rouge.

Le nécessaire compromis entre la résolution, le champ et la taille des fichiers

Dans mon enthousiasme à utiliser la machine, j'aurais été tenté d'enregistrer le maximum de données pour laisser l'ordinateur faire le traitement ultérieurement : impossible. La fente d'analyse la plus fine était carrée de 5 microns, ce qui me semblait une perte irréparable par rapport aux microns que j'avais vu de mes yeux. La résolution du système de balayage mécanique (mouvements croisés de haute précision) était de l'ordre du micron. Chacune de mes images à analyser avait un champ de 5cm2 environ, trois images par plaque, ce qui fait, à l'échantillonnage critique au pas de 5 microns pour une fente de 5 microns, un nombre total de pixels de 20 millions. Chaque pixel était analysé photométriquement avec une précision de 12 bits (par un photomultiplicateur très sensible) soit 1,5 octets par pixel, au final 30 méga-octets par image, 90 méga-octets pour toute la plaque. Il aurait fallu plusieurs bandes magnétiques pour stocker ces données. De plus le temps de balayage aurait été prohibitif : il y avait une liste d'attente importante pour le service de numérisation.

Finalement j'étais bien content de pouvoir observer les images d'origine avec une loupe binoculaire pour sélectionner avec les géologues ce qui leur semblait une zone d'intérêt : la résolution est une chose, mais il faut aussi penser au problème du champ analysé, et au poids des fichiers. Céder sur la résolution, conserver néanmoins un champ suffisant qui faisait l'intérêt de cette méthode par imagerie de contact X, raisonnablement il fallut se limiter à 1 cm2 environ. Il y avait une console de visualisation de 256x256 pixels, indispensable pour voir si la numérisation était correctement centrée, ou bien s'il n'y avait pas de sous- ou sur-saturation dans la conversion analogique-numérique. On pouvait prendre un point sur 5 ou 10 pour élargir le champ ; finalement je n'ai travaillé qu'avec des images de 256x256 à l'échantillonnage critique, avec une fente d'analyse de 20 microns, pour une image de 64k-points, environ 100k-octets. C'était au tournant des années 80 la norme de presque tous les traitements numériques d'images.

Les joies du traitement numérique d'images sur bande magnétique et carte perforée

Il n'y avait pas de format standard pour stocker les images qui n'étaient qu'un tableau de chiffres ; les conversions de format de données étaient pénibles, il fallait manipuler les données au demi-octet près (mettre 12 bits sur 2 fois 8). Bien entendu pas de logiciel standard, mais ce que je faisais n'avait rien de standard comme la plupart des traitements de données scientifiques... du moins le croyait-on avant l'apparition de logiciels spécialisés dans les traitements de données. Le traitement informatique était en différé ; je portais la bande au Centre de Calcul, les Grands Prêtres qu'on ne voyait jamais, à l'appel d'une carte perforée rédigée en langage cabalistique ("IBM Job Control Language") montaient la bande, le programme se déroulait, récrivait sur la bande, plus rarement sur une autre bande. On attendait de voir son listing sortir avec la bande dedans comme dans un paquet-cadeau. Comme sortie finale des images, on re-photographiait la console 256x256. Dans les objets que j'utilisais, les « fausses couleurs » n'avaient pas de sens, c'est en noir et blanc que j'affichais : plus de blanc = plus de mangan����se, plus noir, moins de manganèse, du moins pour les images traitées « spécial manganèse ».

La photo d'écran, ou « qui peut le plus, peut le moins »

Ma première rencontre avec un objectif planar Hasselblad fut devant cette console. D'honorables scientifiques avaient apporté le 'blad ELM de leur labo, l'objectif étant équipé d'un asservissement de diaphragme, une option montée en usine qui n'est plus proposée par Hasselblad sur les optiques récentes. Je fus un peu déçu en lisant le texte gravé (autrefois, on gravait tout sur les barillets des objectifs, maintenant on sérigraphie presque tout), caché sous la cellule externe et la machinerie de l'asservissement, que ce n'était qu'un planar 80 ``ordinaire''. Dans mon imaginaire, ces scientifiques ne pouvaient utiliser que le planar 100 ``celui de la NASA''. Mais planar 80 ou 100, il fallait au moins tout ce matériel professionnel pour photographier une image de 256x256 !! N'ayant pas peur du ridicule, impressionné, je demandai s'il n'y avait pas un châssis rollfilm 6x6 pour mettre sur la Linhof-Color du labo équipée de son Schneider. L'ingénieur chargé des achats eut un sourire, me fit remarquer que je n'aurais pas besoin de bascule ni de décentrement (il n'évoqua pas le problème de la résolution de l'image, qu'un "jetable" moderne aurait suffit à enregistrer) mais, fut dit, fut fait. Sauf que ce fut la croix et la bannière pour avoir un châssis Super-Rollex 6x6 : idée saugrenue !! et pourquoi pas le 6x7 (standard Linhof) se lamentait l'importateur que nous relancions sans arrêt !! Le 150 de la Linhof donnait d'ailleurs, sur un format 6x6, en forçant à prendre du recul par rapport à un objectif de 80, une meilleure ``compression'' de la distorsion induite par la courbure de l'écran. Problème archi-classique du portrait pris à trop courte distance avec un 80 en 6x6. Ce défaut, je l'avais remarqué de façon criante dans le viseur du 'blad équipé du 80 ``standard'', mais je m'étais bien gardé de me mêler de ce qui ne me regardait pas.

Des négatifs obtenus je tirais des diapositives en les re-photographiant sur du microfilm 24x36 (Agfa copex pan) développé ID11. Il n'y avait, effectivement, guère de problèmes pour conserver la résolution de ces 256x256 pixels jusqu'au bout !!! Et la diapo finale se projetait admirablement.. du moins pour les quinze secondes qu'elles furent exposées à des conférences ou à la soutenance de thèse...

Quand le numérique ne « fait pas le poids »

Mon premier souvenir de confrontation de l'image numérique avec l'image argentique était donc simple et sans discussion : l'argentique écrasait le numérique, ce dernier n'apportant qu'une commodité de traiter automatiquement un très grand nombre de données. Je m'étais dit que ces images de 256x256 n'auraient jamais d'intérêt photographique, appliquant mes cours fraîchement appris je calculais le « contenu » équivalent informatique d'une de mes images Rolleiflex sur Agfapan 25, et je n'y pensais plus. J'avais mis une espèce de barre symbolique à 1 million de pixels, me disant que lorsque cette barre serait franchie à un prix raisonnable pour un amateur je commencerais éventuellement à y regarder de plus près. Il a fallu plus de dix ans pour que cette « barre » soit franchie, et les collègues non photographes qui osaient me montrer des images faites avec un appareil numérique de la classe « 500k pixel » (pour illustrer un rapport ou un article) n'avaient en réponse de ma part qu'une moue désabusée. Cette époque est révolue.

La montée en puissance de l'image numérique

Pour les scientifiques, la cause est entendue depuis les années 80. En astrophysique par exemple, le CCD refroidi est le détecteur de choix depuis longtemps, même si le film est encore utilisé. En imagerie rayons X on utilise une conversion X-visible et des détecteurs électroniques, mais pour certaines activité très pointues comme la diffraction X sous haut flux de rayonnement, le film, vingt ans après, est toujours là.

Tout cela restait fort cher et hors d'atteinte de l'amateur. Plus récemment la possibilité de s'équiper en scanners photo puis en appareils numériques sur les crédits de l'institution ou de l'entreprise qui vous emploie font que l'illustration de rapports, les présentations illustrées d'images, sont numérisée en très grande partie, même si les prises de vues restent encore pour partie en 24x36 argentique « scanné ». Pour la prise de vue d'images documentaires au microscope, l'appareil numérique avec comme budget annuel une ou deux ramettes de papier et une ou deux cartouches d'encre « enfonce » le film argentique instantané en film-pack 8x10, sans parler du 4"x5" instantané au prix si élevé ; encore même ne regarderait-on pas le budget de consommables, la numérisation et la visualisation immédiate de l'image sous forme informatique sont des avantages décisifs pour la microscopie « courante ».

Le point de vue d'un photographe amateur

Maintenant (printemps 2002), que faut-il en penser de cette confrontation argentique-numérique pour son usage personnel. À partir du moment, il y a déjà quelques années, où les studios de mode et de publicité se sont mis à faire de la prise de vue directe avec retouche en numérique, court-circuitant ainsi les étapes de développement du film et de photogravure analogique, j'ai pensé qu'on avait basculé. D'habitude, d'un point de vue d'amateur (très réducteur certes), on se disait que les professionnels de l'image (en moyen et grand format tout du moins), n'étaient pas pressés d'utiliser les « progrès » de l'électronique photographique, comme les cellules photo incorporées, l'auto-focus, etc... or en ce qui concerne la détection et le traitement d'images numériques, les professionnels sont en avance sur les amateurs. Il n'y a, d'une certaine façon, plus qu'à attendre que le matériel de prise de vue numérique de classe professionnelle arrive jusqu'à l'amateur. Ou bien numériser des plans films 4"x5"-9x12 pris à la chambre avec un scanner à plat.

La « révolution numérique » des images comparée à la « révolution du quartz horloger »

Un peu d'histoire horlogère récente

Néanmoins comme toute révolution technologique qui arrive d'abord chez les professionnels puis au niveau du grand public, ce « passage au numérique » suscite des réactions qui me rappellent sur certains points points le douloureux passage de l'horlogerie mécanique à l'horlogerie électronique au début des années 1970. Les lecteurs intéressés par l'analyse de cette passionnante mutation technique et industrielle trouveront dans la référence [1] matière à nourrir leur réflexion. Comme pour l'imagerie numérique, les « professionnels du temps » en laboratoire avaient déjà fait leur révolution. La métrologie du temps par horloges à quartz était dans les laboratoires depuis les années 1950. Il restait pour que la montre à quartz démarre à miniaturiser et à baisser les coûts et la consommation d'énergie pour atteindre le grand public. Ces objectifs sont en passe d'être atteints pour la détection d'images numériques, bien que le saut en qualité (un facteur 10, immédiatement) de la précision du quartz dès sa sortie dans le grand public, n'a pas son équivalent dans la détection d'images numériques, où c'est plutôt à un « lent grignotage de l'argentique », une montée graduelle mais inexorable en nombre de pixels qui se déroule qu'on le veuille ou non.

La vie est dure pour les solutions de compromis

Comme dans toute révolution, il n'est pas toujours confortable d'essayer d'être le représentant de la voie moyenne entre l'ancien et le nouveau régime. En horlogerie il y a l'exemple de la montre à diapason métallique [1]. Ce fut un progrès indéniable en précision par rapport au ressort spiral, conservant le train d'engrenages et les aiguilles traditionnelles. On pensait que le marché se segmenterait en trois gammes : montres mécaniques pour le bas de gamme (à la fin des années 1960, on avait inventé la montre mécanique jetable qu'on ne répare pas : cela vous rappelle quelque chose pour les appareils photo argentiques récents ? moi aussi !!), montre à diapason métallique pour le milieu de gamme, montre à quartz pour le haut de gamme. Résultat : la montre à diapason métallique n'a pas survécu longtemps, le quartz est descendu jusqu'au bas de gamme où le « bas de gamme mécanique » a pratiquement disparu. Le haut de gamme, lui, est maintenant exclusivement mécanique, avec le « non-quartz » comme argument de marketing de certaines marques prestigieuses, sans parler des progrès en précision chronométrique de nouveaux types d'échappements (dont on ne dit pas qu'ils restent malgré tout très en retrait en précision par rapport à un quartz honnête sans plus)! Néanmoins ce qui fut marquant dans cette « révolution du quartz » c'est que ni les fabricants ni le public des années 70 ne savaient exactement ni quoi offrir ni quoi attendre, en particulier en matière d'affichage. Le fait que, in fine, l'affichage mécanique à aiguille n'ait pas cédé totalement devant l'affichage numérique est assez significatif de ce qu'il faut parfois se méfier des « avancées modernes inéluctables ».

Certainement donc l'image argentique a encore son mot à dire, en particulier par son côté économe en énergie à la prise de vue, à l'instar de l'aiguille et du cadran de la montre qui ne demandent aucune énergie pour dire l'heure (voir plus bas). Et puis il y a toujours une recherche très active pour améliorer encore la sensibilité des films [2].

La revanche inattendue de la mécanique de précision

La révolution du quartz atteint dans les années 1970 une industrie horlogère traditionnelle plutôt riche et innovante mais peu versée dans l'électronique [1]. Les fabricants horlogers qui ne se sont pas reconvertis dans la montre à quartz ont été en très grande difficulté, à l'exception des fabricants de luxe ; l'industrie photographique d'avant 2000 est, elle, très innovante, et elle a déjà incorporé beaucoup d'électronique, mais les déboires récents de Polaroïd montrent bien les difficultés d'une branche très centrée sur l'argentique. Néanmoins, je souhaite au format de film APS un meilleur succès que la montre à diapason métallique, mais le parallélisme me semble frappant. Le succès de la montre mécanique haut de gamme ne s'explique pas par des considérations de précision chronométrique, l'ouvrage cité en référence [1] donne quelques clés pour comprendre. La prise de capital par un groupe français spécialisé dans le luxe, dans l'un des fleurons de l'appareil photo et de l'optique allemande s'explique-t-elle par des considérations similaires ?

Les évolutions de la formation professionnelle

Enfin un mot concernant les formations professionnelles. Il a fallu que les formations horlogères s'adaptent à l'électronique : pas facile non plus quand l'industrie ne sait pas exactement dire ce qu'elle souhaite ! La mutation fut cependant faite, puis il fut à nouveau indispensable de réapprendre, pour les besoins de l'industrie du luxe, nombre de gestes et de savoirs qui auraient pu disparaître ! Je ne me fais pas de soucis pour les écoles et les formations professionnelles de photographie, car nombre de bases ne changeront pas à commencer par toute l'optique et l'art de l'éclairage, ces deux point résisteront « au numérique » encore un certain temps !!!. Maintenant, le défi aux enseignants posé par une discipline qui "fuit vers l'avant" est bien connu des électroniciens et des informaticiens. Ils vivent avec ce défi tous les jours. Oui c'est vrai cela pose plus de problèmes de mise à jour que, disons, l'enseignement des lettres classiques. Mais dans l'enseignement de la photographie, j'imagine qu'il n'y a pas que la technique, toute la partie historique et artistique ne me semble pas remise en question. Pas de belle photographie sans vision artistique : cela s'apprend et se cultive, numérique ou argentique ne font rien à l'affaire.

Un choix difficile pour l'amateur photographe

Nombre de pixels : un décompte d'apothicaire

Maintenant, pour son usage personnel, que penser de cette confrontation de l'ancien et du moderne. Personnellement, je ne vends pas mes images, je ne suis donc pas inséré dans une « chaîne graphique » numérique à laquelle il faut se soumettre ou se démettre. Pour l'instant lorsque je vois mon Rolleiflex d'un côté et un dos numérique professionnel 16 méga-pixels de l'autre, je calcule qu'à qualité égale (là, je suis dur pour mon Tessar, bon, on peut discuter longtemps en recomptant les pixels [3]) la différence de prix entre la capture numérique et la continuation des mes « travaux d'amateur » en rollfilm argentique standard me payerait, disons en poussant un peu [4], de l'ordre de dix ans de ma consommation personnelle qui est infime par rapport à celle d'un photographe professionnel. S'il n'y a donc pas urgence, de mon point de vue d'amateur, à utiliser la détection numérique directe, le problème se pose peut-être en termes totalement différents en production d'images professionnelles où des centaines de rouleaux de film par mois représentent un bugdet de consommables important !

Prise de vue numérique ou numérisation d'images ?

À ce stade de la discussion, il me semble qu'il faut dissocier la prise de vue numérique directe du traitement et de l'impression de fichiers numériques. Une chambre 6x9 ou 4"x5" est déjà prête pour le numérique, neutre dans le débat : prise de vue à la chambre sur un plan-film à numériser ? Facile, prise de vue argentique je le fais depuis cent cinquante ans, numériser avec les nouveaux scanners à plat ne vous mettra pas sur la paille, avec un avantage décisif au plus grand format. Vous préférez un dos numérique ? Le voici, il s'interchange en un clin d'oeil. Les ordinateurs sont en général amortis en trois ans dans les budgets informatiques et non pas cinq ans comme d'autre machines de production plus classiques. Dans trois ans donc les dos numériques professionnels qui sortent maintenant seront amortis par ceux qui travaillent dans la chaîne graphique numérique. Rendez-vous aux amateurs de dos numériques dans trois ans sur le marché de l'occasion.

Pièges de la nouveauté technologique et résistance à l'innovation

Maintenant il y a toujours l'attrait de la nouveauté, difficile d'y résister. J'ai le souvenir de l'autre révolution du numérique grand public, celle du disque et du son. J'avais cru sage d'attendre en exprimant mes réticences devant des amis qui avaient cassé leur tirelire pour l'un des premiers lecteurs de CD. Je n'avais aucun argument technique : la supériorité du CD sur le disque vinyle était là encore écrasante. J'ai fini par acheter un lecteur CD, un jour, mais deux ans après pour les mêmes performances le prix avait été divisé par trois.

Roger Hicks et Frances Schultz dans leur livre-argumentaire en faveur du grand format [4], disent que l'acquisition ou la réticence à acquérir un matériel photographique donné s'appuie sur trois préjugés dont il est bon d'être conscient : l'attrait irraisonné pour la nouveauté, à l'inverse, le refus de faire évoluer ses conceptions par rapport à ce qu'on a appris autrefois ("l'Apo Lanthar est le meilleur du monde !)", et la difficulté de résister à la pression d'un groupe qui, en bloc, achète le même matériel. L'acquisition de matériel photographique numérique ou la réticence devant un tel matériel ou une telle technique nouvelle me semble être un exemple parfait où ces trois préjugés s'appliquent, regardez autour de vous ces temps-ci.

Le bon usage de l'énergie mécanique

Maintenant, et pour terminer sur une facétie, il y encore un argument qui me laisse en position d'attente par rapport à la détection d'images numériques directe, mais c'est encore une déformation d'horloger : la trop forte dépendance par rapport à l'alimentation électrique. J'espère que dans quelques années il ne faudra pas plus d'énergie pour prendre une photo numérique que pour donner un tour de manivelle de Rolleiflex ou un coup de levier d'avancement d'un 24x36 ou un châssis rollfilm. Certaines montres à quartz montrent le bon exemple sur ce plan, en alimentant le circuit et le quartz par l'électricité d'une micro-génératrice qui puise son énergie dans les mouvements du poignet, comme dans une montre mécanique automatique classique. En arrêtant le déplacement des aiguilles pour ne laisser tourner que l'horloge interne dans le circuit intégré, certaines montres de ce type peuvent fonctionner plusieurs mois après avoir été posées un soir, remontées uniquement par les mouvements du poignet de la journée. Dans un avenir pas si lointain, et si le prix en est abordable comme pour les montres à quartz à remontage automatique, il ne me restera guère d'arguments à faire valoir contre un dos numérique « remonté » par une manivelle s'il me donne des images aussi belles que celles de mon Rolleiflex ou qu'une chambre sur support argentique... avec un obturateur mécanique, bien sûr...

Bibliographie

 
1
"De l'horlogerie aux microtechniques 1965-1975", actes du Colloque organisé par le CETEHOR et le Musée du Temps Besançon 9 et 10 Février 1995, documents (224 pages) rassemblés par Evelyne Ternant et Anne-Marie Odouze, disponible auprès de l'Université de Franche-Comté, Institut de Recherche et d'Analyse des Dynamiques Économiques et Spatiales (IRADES).
2

J. Belloni, M. Hasler, L. Mordenti, "Comment décupler la sensibilité des émulsions photographiques ?" http://www.cnrs.fr/cw/fr/pres/compress/
emulsionsphoto.html

 

3 Partons d'un dos numérique professionnel imaginaire version 2002 au pas de 1O microns pour un total de 16 millions de pixels (4000x4000). La limite absolue de résolution d'un tel détecteur sera de 50pl/mm pour un contraste quasi nul. Une bonne optique moyen format combinée à un bon film couleur passe les 50pl/mm avec au moins 40% de contraste, la limite supérieure atteignable étant de l'ordre de 100pl/mm pour les très bonnes optiques et un très bon film. De plus le format couvert est 56x56mm intégralement. En moyen format l'argentique l'emporte donc encore en qualité, à ce jour, mais l'écart se réduit.

 

4
Un dos numérique professionnel couvrant le moyen format, ou du moins une partie raisonnable du format (4x4cm) coûte la bagatelle de 15000 euros au minimum. En se donnant un budget confortable de 30 euros par rollfilm (le prix du film, son développement et des tirages à faire faire, ou faits maison) on arrive pour 15000 euros à 500 rollfilms. Je ne crois pas avoir jamais fait plus de 50 rollfilms par an. 15000 euros représentent donc facilement 10 ans de fonctionnement amateur en argentique.

 

5

``Medium and Large Format Photography, Moving Beyond 35mm for Better Pictures'', Hicks, Roger & Schultz, Frances, éditions David et Charles, ISBN 0715311174 (Mars 2001).

 

 

 

Emmanuel BIGLER 2002-03-22

 

 

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